La philosophie consiste en « l’art de comprendre le monde, soi-même et le rapport de soi au monde » par le moyen du logos, c’est-à-dire par le biais du langage, du discours, exprimé plus précisément au moyen de constructions mentales appelées concepts, contenus dans des expressions symboliques, des mots, ou des ensembles de propositions. Un concept est une représentation mentale, une construction, qui, soit, peut être exprimée telle quelle par un unique mot ou expression (par exemple la liberté, le malheur, un jugement synthétique, etc.) soit se réfère à une représentation en elle-même non discursive, par exemple une figure géométrique, une représentation artistique, une émotion, etc. qui peut alors, néanmoins, être exprimée au moyen de propositions discursives de façon plus ou moins exacte, « approchante » mais toujours asymptotique. Une représentation signifie : « tout objet apparaissant à la conscience ». Toutes les représentations ne sont naturellement pas des concepts. Un concept exprime une « idée générale portée dans l’abstrait » ; il dépasse ainsi toujours la simple description de son objet et la singularité de l’immédiateté ou du réel – le concept transcende cette singularité dans l’abstraction, et devient alors un schème pouvant être appliqué, dans l’absolu, à différent objets concrets ou à n’importe quoi d’abstrait (le concept du fleuve est la représentation abstraite de l’objet concret « fleuve » qui peut alors être appliqué à divers objets concrets ou abstraits : un « fleuve de paroles », le « fleuve de la vie », etc.). En conséquence, tout concept se comprend et acquiert sa signification dans et seulement à l’intérieur d’un système conceptuel, mettant en relation au minimum deux concepts simples, les intégrant dans une structure, un « ordre » organisant leur rapport de façon cohérente et signifiante, leur donnant une existence, soit dans un système abstrait seulement, soit dans une représentation ordonnée des éléments du monde concret. Aucun concept n’existe et se conçoit ex nihilo. Le système fondamental, premier, qui contient tous les autres et qui constitue la condition nécessaire à l’élaboration, la constitution de tout concept au sein de la conscience est le système formé par elle-même et le monde au travers de la prise de conscience. L’être qui prend conscience conçoit un système à trois termes : moi, le monde, moi au monde. Plus précisément, le moi correspond à la conscience de soi-même en tant qu’être singulier, laquelle ne peut avoir lieu qu’en prenant conscience du contenant de cet être, c’est-à-dire de l’espace-temps, puis du rapport de l’être à l’espace (prise de conscience du corps, enveloppe spatiale limitée dans cet espace) et au temps (prise de conscience du mouvement, de la mort…). Mais l’espace-temps n’est pas pour le corps, ni pour la conscience première un espace vide, purement abstrait : au contraire, il se définit premièrement de façon intuitive comme l’espace des éléments du monde, qui nous contient nous-mêmes. On observe qu’aucun de ces trois éléments du système fondamental ne peut exister seul, de façon purement abstraite et indépendante. Aucun autre concept, ni d’ailleurs aucune représentation symbolique ou abstraite ne peut exister hors de ce premier système et toutes les constructions conceptuelles ne font que développer ce système fondamental, en explorant ses trois dimensions. La philosophie est l’une des voies d’exploration de cette prise de conscience de l’être-au-monde. La philosophie n’est nullement le chemin unique de compréhension de ce dernier comme système fondamental soi/monde/soi-au-monde : l’art en est un autre, la sensibilité aussi, etc. Néanmoins, la philosophie possède une puissance inégalée, nous le verrons, dans le dépassement de l’être-au-monde.
Une philosophie, dans son contenu, consiste en une « grille de lecture », un système conceptuel ordonné et cohérent, proposant une certaine « conception » de l’être-au-monde. Ainsi, les philosophies font toujours système et, concrètement, elles se composent ou reposent sur une vision de l’être humain, du moi, du monde, des éléments du monde et de l’ordre les structurant et enfin une conception des rapports organisant nos rapports au monde et de ce dernier à nous. Un système philosophique est donc un ensemble cohérent de concepts, plus ou moins exhaustif, construisant une « grille de lecture » permettant de comprendre l’être-au-monde, de lui donner sens ; autrement dit rendre intelligible le réel, construire des significations, afin de permettre de l’appréhender, saisissant au plus près ses éléments en les mettant en relation, à l’intérieur d’une représentation générale [un agencement conceptuel] , suivant un certain nombre de règles, de lois définies, afin de rendre intelligibles, logiques, et humainement « attendues » les interactions réelles entre ces éléments et leurs conséquences sur l’être-au-monde.
Philosopher – l’acte de philosopher, « l’activité » philosophique – c’est donc comprendre, tout du moins, chercher à comprendre. Or, que signifie une telle compréhension ? Comprendre, ce n’est pas saisir les éléments du monde dans leur vérité, dans leur être total et substantiel, dans leur essence ; comprendre ce n’est pas appréhender, dans l’immédiateté et comme directement l’être, ni même, au terme d’un long voyage la « chose en soi ». Le réel – qui sera donc conçu comme l’ensemble des éléments du monde, êtres et objets, dans leur vérité, leur « essence » – est inaccessible, insaisissable ; non pas par essence, mais par l’impossibilité de toute certitude : impossibilité de savoir si la représentation conceptuelle que l’on se fait d’un élément du monde correspond ou non à sa « vérité ». Le réel est donc une énigme impénétrable. « Comprendre » consiste donc seulement à proposer une explication humainement intelligible, à construire du sens, [des agencements de relations]1. Pour cela il est nécessaire de présenter une « grille de lecture » cohérente, qui puisse permettre à la conscience de saisir les éléments du monde à travers cette structure conceptuelle ; autrement, ceux-ci seraient parfaitement inintelligibles. En effet, l’esprit humain ne peut saisir intuitivement, par la sensibilité, que « l’extérieur » des choses, des éléments du monde – comme il l’a été mainte fois remarqué dans l’histoire de la philosophie. Or, en cela, les éléments, dans leur extériorité, apparaissent sans signification, sans liens avec quelconques éléments autres que les liens causaux observables empiriquement, et donc incompréhensibles – c’est-à-dire, nous le verrons, « inclassables », non ordonnables, non ordonnés de fait, dans un système. Comprendre c’est donc faire système et organiser les éléments du monde dans une structure ordonnée, cohérente avec elle-même (c’est-à-dire non contradictoire), faisant apparaître ses éléments comme signifiants et permettant d’expliquer et donc d’appréhender, de prévoir ou de savoir agir en fonction des interactions de ces éléments (causalités, corrélations, dépendances, etc.).
Ces « grilles de lectures », nécessaires pour rendre l’énigme insondable du système-monde intelligible, consistent en des systèmes de pensée [j’ai délaissé la notion de système depuis, lui préférant celle « d’agencement conceptuel », comme les textes ultérieurs le développeront]. Un système de pensée est une structure conceptuelle, généralement stratifiée (à plusieurs niveaux de lecture), qui pose des concepts sur les éléments du monde et les ordonne dans un système cohérent signifiant. Ces systèmes ne sont pas nécessairement – et ne le sont généralement pas – exhaustifs. C’est-à-dire qu’ils ne contiennent pas en eux-mêmes l’ensemble des concepts nécessaires à l’esprit pour comprendre les éléments du monde. Je dis comprendre et non appréhender ou connaître ; en effet, l’esprit humain peut – en dehors de tout système de pensée – appréhender le monde à la manière de n’importe quel animal doté de sensibilité. Mais il se contentera alors de connaître l’extérieur des choses et non de les comprendre. Il détiendra une connaissance immédiate d’un certain nombre d’éléments du monde singuliers et contingents, en tant qu’objets, mais non une compréhension, une représentation intelligible de leur structuration ; c’est-à-dire de l’organisation de leurs rapports, des causalités résultant de cette dernière, de la nature de ces éléments etc.
Ainsi, un système de pensée philosophique – en réalité tout système discursif explicite – n’est jamais complet ; en conséquence, cela signifie qu’il repose sur quelque chose dans lequel il s’intègre et qui est nécessaire à sa compréhension. Il se fonde sur un autre système de pensée (sur quoi d’autre pourrait-il se fonder ?), plus fondamental et général et ainsi de suite, jusqu’à remonter à la structure fondamentale de l’être-au-monde. Il ne peut ainsi reposer que sur d’autres systèmes de pensées car il doit s’intégrer à des ensembles de même nature, c’est-à-dire des ensembles conceptuels. Néanmoins, le système fondamental concret n’est pas constitué par l’être-au-monde ; en effet, celui-ci n’est qu’un système vide, purement essentiel. Le système fondamental effectif peut donc être considéré comme ce que Foucault appelait « l’ordre des choses » dans Les mots et les choses. [Je désavoue aujourd’hui ce paragraphe, dont la vision hiérarchique et stratifiée de la pensée me paraît archaïque ; j’étais alors encore dans une « pensée de l’objet »].
Donc, philosopher consiste à élaborer de tels systèmes, à les exprimer de façon discursive et explicite, afin de rendre le monde qui nous entoure, nous-mêmes et les rapports réciproques que nous entretenons avec le monde, intelligibles pour notre esprit – intelligible prenant alors le sens de « être intégré à un système de pensée » Prenons le cas d’un OVNI extraterrestre, phénomène fantastique donc : un OVNI est un phénomène sensible – donc un élément du monde – qui ne correspond à aucun autre élément connu et donc aucun concept préexistant, si ce n’est son propre concept… Un OVNI est donc inintelligible ; il ne peut pas être « compris » à sa simple vue. L’acte de comprendre ce phénomène va consister à « ramener » cet élément dans un système de pensée préétablit, qui nous soit familier ; le ramener dans le champ de nos catégories, ne serait-ce que négativement. Ainsi, je vais imaginer tout d’abord qu’il s’agisse d’extra-terrestres. En cela, je ramène l’élément inconnu à l’intérieur d’un concept connu, conceptualisé : le cosmos. D’une part je considère donc que le phénomène est un objet – je le ramène donc à une catégorie qui m’est familière, celle des objets – et d’autre part je considère que cet objet fait partie du cosmos. J’imaginerais peut-être ensuite qu’il s’agisse plus précisément de martiens ; et là encore, je ramène le phénomène à un élément connu, préalablement catégorisé dans un système : la planète Mars. Laissant libre cours à ma créativité, j’imaginerai ensuite que les martiens, pour avoir conçu un tel vaisseau, sont des êtres extrêmement avancés technologiquement et donc, très intelligents, etc. J’imagine tous les éléments que construit mon interprétation du phénomène ayant pour but de donner une signification à l’objet, à le rendre intelligible, en le ramenant à l’intérieur de mon système de pensée préalablement constitué. Pourquoi l’objet serait-il nécessairement un vaisseau ? Pourquoi un être doué de conscience conduirait-il obligatoirement un tel vaisseau ? Et cætera… On remarque ici le manque de créativité flagrant des élucubrations fantastiques de l’être humain, quand bien même il cherche à imaginer des objets totalement nouveaux, hors du champ de notre savoir. Nous « plaquons » en réalité nos systèmes de pensée, leurs catégories, leurs lois et leurs logiques sur l’inconnu et nous ramenons celui-ci à l’intérieur de ce qui nous est familier, de notre « monde connu ». Ceci est un truisme naturellement et un tel constat, en particulier sur un tel sujet, fait l’unanimité. Mais peut-être est-t-il moins fréquent de généraliser l’analyse à l’ensemble du savoir humain. Or, en toute logique, il est naturellement évident qu’un tel processus d’assimilation de l’inconnu, ramenant ses objets à l’intérieur de nos systèmes de pensée préalablement établit, peut parfaitement être généralisé à la totalité de l’acquisition du savoir. L’exemple de l’OVNI est valable pour tout nouvel objet ne présentant pas d’homologie avec une catégorie identifiée : une nouvelle espèce d’insecte exotique, une nouvelle civilisation, etc. A chaque fois, la découverte sera ramenée dans le champ du savoir existant : l’insecte sera tout d’abord catégorisé dans tel ou tel ordre, puis famille, etc. s’il faut créer une nouvelle catégorie, imaginons un nouveau genre, ce sera en fonction d’analogie de caractères connus et identifiés comme tels (la longueur des pattes, le nombre d’ocelles, ou que sais-je…), bref, tout cela est aussi bien connu et porte le nom de paradigme d’après Thomas Kuhn. Enfin dans le cas d’objets abstraits, les choses sont encore plus flagrantes : l’étude des religions montre à quel point les dieux peuvent être imaginés par les hommes de façon anthropomorphique et à l’image de leur société ce qui faisait déjà dire en son temps à Xénophane que si les bœufs avaient des dieux, ils les peindraient avec des corps de bœufs ! Et qui fera reconnaître plus tard à Durkheim le visage de la société derrière les attributs du divin…
Tout cela est bien connu, mais, trop souvent, on y voit l’effet de « croyances », de mécanismes inconscients envisagés comme des influences floues qui viendraient perturber, par le biais des affects, de la sensibilité ou de « l’irrationnel » la raison organisatrice de l’ordre du monde, qui lui serait sûr et fondé objectivement. De telles analyses manquent de rigueur logique et font elle-même preuve de croyances « irrationnelles », par exemple la croyance en l’objectivité, en la science ou en la rationalité. Mais, précisément, en généralisant ainsi les mécanismes de croyance, comment conceptualiser celle-ci ? En quoi consiste au juste, « croire » ? L’erreur habituelle sur ce sujet est de considérer la croyance comme d’une nature particulière, par ailleurs le plus souvent non identifiée (ou de façon très peu rigoureuse) et de la concevoir comme radicalement en dehors de la raison et des schémas de pensée de cette dernière. Or, il n’en est rien et, d’une façon générale, la conception moderne de la raison elle aussi doit être contestée. Les croyances, tout comme la rationalité, ne sont que des systèmes de pensée imbriqués, répondant à des fonctions particulières et s’intégrant à des systèmes plus fondamentaux. La limite de la rationalité et de l’irrationnel elle-même est fixée arbitrairement par ces systèmes conceptuels. La croyance n’est rien d’autre qu’une extension nécessaire au système ou bien une partie de celui-ci qui tombe hors de sa propre logique, ou hors de son pouvoir d’explication rationnelle, qu’il s’est lui-même fixée en fonction des concepts qu’il a développé. Par exemple, il est clair que la croyance en des dieux vient remplir une fonction au sein d’une représentation du monde (un système de pensée fondamental ou un « ordre des choses » dirait Foucault), laquelle ne parvient pas à penser le monde, à le rendre intelligible, cohérent et compréhensible de façon complète, sans l’apport du concept du divin. Dans l’absolu, on pourrait parfaitement imaginer un système de pensée qui soit capable d’expliquer le monde de façon suffisamment exhaustive ou cohérente sans faire appel au concept du divin, et alors, dans un tel cas, la croyance en des dieux disparaîtrait tout simplement. Il deviendrait peut-être même impossible de les concevoir, tant le concept deviendrait étranger au système de pensée correspondant. La croyance peut être aussi un pan du système tombée hors de la « conscience » commune, qui devient alors implicite et non conceptualisée en tant que tel : c’est par exemple le cas aujourd’hui avec le concept de « croissance » qui constitue un des principes fondamentaux de l’ordre des choses actuel de nos sociétés. Un tel principe, dans son essence, s’assimile à une « augmentation continue, un accroissement nécessaire » et on l’observe dans la logique globale de l’ensemble des sphères de nos sociétés : on accumule le capital, on augmente son niveau de qualification, on accroît l’efficacité de telle technique de production, on croit au progrès scientifique, etc. Or, ce principe de croissance est largement implicite au sein de tous ces champs et apparaît comme si évident et si inéluctable, constitutif, dans la nature même des processus concernés, qu’il nous est presque impossible de concevoir qu’il soit purement arbitraire et nullement nécessaire au fonctionnement du monde et de nos sociétés.
Résumons notre thèse : l’esprit humain ne fonctionne qu’au moyen de systèmes conceptuels, que nous appelons « systèmes de pensée » [cette intuition se développera dans le concept d’agencement conceptuel]. Les éléments du monde sont, en eux-mêmes, inintelligibles à l’esprit humain ; ils sont insaisissables dans leur vérité et ne porte pas en eux-mêmes une signification pour notre conscience. En conséquence, le seul moyen pour l’esprit humain d’augmenter son savoir et d’appréhender ces éléments consiste à les intégrer à un système de pensée, en les conceptualisant tout d’abord puis en rattachant leur concept à un ensemble conceptuel, comme des catégories, des lois, etc. Spontanément, l’esprit humain tente de ramener tout nouvel élément au sein de « l’ordre des choses » qui est le sien, dans le champ donc du déjà connu et dans les catégories de systèmes de pensées préalablement construit. En cela, bien souvent, l’être humain commet une première erreur : il déforme la « vérité » de ces éléments, afin qu’ils ne viennent pas contredire le système de pensée établit ; il construits les objets, non pas tellement en raison de leur nature propre, mais surtout en fonction de son propre point de vue. Par ailleurs, afin de préserver la cohérence des systèmes de pensées auxquels il adhère, l’être humain à tendance à imaginer des concepts, des croyances, voire des éléments imaginaires qui viennent compléter ces systèmes de pensées en y apportant par exemple une signification nécessaire ou une explication, ajoutées par leur utilité à l’intelligibilité du système. Tout ceci précisément parce que l’homme ne peut penser, ne peut agir et en définitive, ne peut vivre, en dehors de ces systèmes de pensée ; l’être humain ne peut vivre dans le chaos de la découverte permanente et immédiate de son environnement, démuni face à l’énigme du monde. Ainsi, depuis l’aube de l’humanité, probablement depuis sa naissance – sa « prise de conscience » – l’être humain construit un « ordre des choses », le système de pensée fondamental ordonnant les trois termes fondamentaux de l’existence : soi, le monde, soi-au-monde ; [j’ai depuis évolué et je m’écarte de cette conception d’un « socle » objectif qui représenterait un « niveau » fondamental de la pensée, organisée en strates ; toutefois, il est possible que cette vision puisse prendre sens d’un point de vue purement psychologique, vis-à-vis de la conscience]. Cet ordre des choses se situe au niveau le plus profond de la pensée ; en conséquence, il est le plus souvent inconscient, implicite et non conceptualisé en lui-même, plutôt diffus au sein des différents champs de la pensée, qu’il organise selon une même logique, selon un certain nombre de principes fondamentaux communs. On observe donc des régularités au sein de ces champs et à un niveau historique : c’est cela qui fait l’unité d’une civilisation et de toute société. Un être humain ne peut pas abandonner cet ordre, sans quoi il sombrerait dans le néant et ne peut en réalité pas même s’en détacher, car cet ordre s’exprime déjà dans la langue comme dans notre mémoire, si bien qu’il nous conditionne toujours en partie. Néanmoins, la connaissance de cet ordre, au moyen d’une analyse réflexive de nos schèmes de pensées, permet à l’esprit humain de réfléchir au fondement de celui-ci et éventuellement de venir le transformer, d’en concevoir un nouveau et d’en effectuer la critique. Ce processus, c’est l’objectif suprême de la philosophie : la connaissance de la connaissance, la compréhension des structures qui nous permettent précisément de comprendre. Suivant l’image qu’en donne Foucault dans une interview télévisée de 1966, cela demande une torsion sur nous-mêmes impossible, mais néanmoins nécessaire. Il nous faut tenter de saisir cet ordre des choses comme un « objet » extérieur pour en posséder une perspective [passage révélateur, qui montre comment je me situe encore là dans une « pensée de l’objet »]. Si l’exercice n’est toujours que partiel, car nous ne pouvons comprendre cet ordre qu’au moyen des schèmes de cet ordre justement, ou d’un autre ordre, ce qui ne présente aucun avantage, il est néanmoins utile, ne serait-ce que pour dépasser les déterminismes qui nous conditionnent. En réalité, le processus de compréhension se répète : cet ordre nous est tout aussi énigmatique que la réalité peut l’être ; il ne devient intelligible qu’au moyen d’un système de pensée, qu’à travers un édifice conceptuel, une « grille de lecture » qui nous permet de lui donner une signification et de le catégoriser. Ainsi, la philosophie consiste plus que jamais en un processus de compréhension asymptotique, toujours par tâtonnements, toujours partant d’un point de vue. L’analyse réflexive doit donc toujours l’accompagner et une approche constructiviste, c’est-à-dire consciente de la construction de sa perspective, est le meilleur gage d’exactitude.
Philosopher – comprendre – c’est donc construire…
Si une telle conception est aujourd’hui indispensable au dépassement des impasses conceptuelles de la pensée occidentale, c’est parce qu’elle rend toute sa puissance à la pensée et à l’action humaine, tout comme un sens à l’existence humaine. L’ordre des choses – et donc l’ordre social par exemple – ne peut plus être considéré comme naturel, nos croyances mêmes apparaissent construites. Mais, l’objectivité de la science aussi apparaît comme dépendante de certaines conceptions fondamentales, de certaines structures, bref, toutes les constructions humaines apparaissent telles qu’elles sont : des constructions. L’intérêt d’une telle vue est qu’elle redonne pleins pouvoir à la créativité humaine : tout est possible, puisque tout est arbitraire. Son désavantage réside dans le fait qu’elle ouvre un champ d’incertitudes, de conflits et d’apories qui annihilent dans le même temps cette puissance retrouvée. En effet, face à un tel constat, en l’absence de « vérités », dans l’impossibilité de saisir les éléments du monde en tant que tels, il devient impossible d’affirmer la supériorité de tel ou tel système, de telles ou telles vues ; on tombe alors dans un relativisme total, dans une indétermination absolue. La délibération ne peut plus alors qu’être conflictuelle et la capacité d’action de l’être humain est alors inhibée, les individus étant dans l’impossibilité de trancher entre toutes les approches et décisions possibles. On se retrouve alors dans une situation plus mauvaise encore que l’ignorance précédente de nos déterminismes ; le savoir est plus lucide, mais plus impuissant que jamais. La tentation est grande, alors, de chercher à rebâtir un ordre à la va-vite et de retomber dans le déni, confortable et rassurant, du passé. Cette tentation existe aujourd’hui dans notre civilisation alors que « l’ordre passé », destitué, semble ouvrir une période de chaos absolu. C’est dans un tel moment historique que la philosophie est plus que jamais vitale pour nos sociétés et pour l’humanité toute entière : elle seule en effet, peut permettre de dépasser cet état catatonique.
A.A.
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Si vous souhaitez poursuivre les réflexions amenées dans ce texte, tout en suivant votre chemin propre, je vous invite à écrire un article « connexe ». Ce sera l'occasion d'entamer un dialogue soutenu et fécond, et d'ainsi constituer une ligne de réflexion commune, cheminant dès lors de textes en textes.
Articles réponses
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Les crochets indiquent des commentaires ultérieurs, que j’ajoute à l’issue de l’écriture de l’ensemble de la série de textes sur la philosophie, afin d’aider à la compréhension de l’ensemble, en mettant en lien les différents vocabulaires utilisés à différentes époques de ma réflexion. ↩