Sur le discours néolibéral

Suite aux lectures de David Harvey et de Wendy Brown

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Illustration :  The Internet - Reagan et Thatcher (Shepard Sherbell/Corbis)

Une chose est frappante : le fossé, l’abîme, entre les discours néolibéraux – c’est-à-dire rendus par le pouvoir actuel, tant politique que financier – et le contenu du projet ou de la « rationalité » de ce dernier. Que l’on adopte un point de vue marxiste et que l’on parle de « projet politique » néolibéral ou plutôt foucaldien en saisissant la « rationalité » néolibérale, le discours est toujours fort différent du projet sous-jacent ou de la théorie, la rationalité mise en œuvre… Non seulement un écart considérable se constitue entre les actes et le discours, mais un mensonge, une dissimulation manifeste. Le discours s’avère le plus souvent contraire voire en totale opposition avec la réalité du projet politique ou de la théorie néolibérale. Pourquoi cette scission entre les discours et les actes, les intentions?

Dans la perspective marxiste, cette discordance entre l’intention et le discours est à la fois la plus flagrante comme la plus aisément concevable. En effet, pour les marxistes, le néolibéralisme est un projet visant le rétablissement du pouvoir de la classe supérieure – les détenteurs du capital –, de leur influence comme de leur richesse. De fait, ce projet a pour corollaire une augmentation des inégalités. On imagine ainsi très bien pourquoi les discours des pouvoirs cherchant à promouvoir ces transformations ne proclament pas ouvertement leurs intentions. L’opinion publique ne l’accepterait évidemment pas. Il y a donc manipulation de l’opinion, désinformation : propagande.

Toutefois, comme nous sommes tout de même – jusqu’à présent – dans des oligarchies libérales à caractère démocratique, le pouvoir ne peut empêcher une partie de l’opinion, conduite par les partis, les intellectuels de gauche, les acteurs sociaux, ou simplement son bon sens de s’opposer à ce projet, qu’ils percent à jour et étalent sur la place publique. Le pouvoir, pour se protéger de cette opposition naissante, pour la contenir et éviter une prise de conscience globale de la population, doit nécessairement – obligatoirement – ériger une idéologie, une doctrine qui légitime son action. Ainsi, le néolibéralisme ne peut pas n’être qu’un projet politique ; il repose nécessairement sur des théories économiques, sur une rationalité, sur une vision de l’homme et de la société (pour ne pas utiliser le terme de “philosophie”, impropre à de telles inepties), etc.

Ainsi l’analyse foucaldienne me semble incontournable : il y a bien une « pensée » néolibérale. D’après Foucault, cette pensée propose une transformation du libéralisme néoclassique. Il s’agit d’un renversement des normes total, un renversement des valeurs, une nouvelle perspective. Je ne vais pas discuter de cette conception dans son ensemble ici, mais, pour revenir au problème du discours qui est le nôtre, prenons un exemple de ce en quoi consiste l’idéologie néolibérale. Foucault soutient que l’un des points de transformation central du néolibéralisme, l’une des bifurcations essentielle en rapport au libéralisme néoclassique qui l’a précédé, consiste en le fait que la compétition remplace l’échange et, en conséquence, l’inégalité prime sur l’égalité dans le système de valeurs.

Peut-être faut-il que je m’appesantisse sur ce point un instant. Il va de soi que compétition et inégalité consistent en deux concepts concomitants, conjoints et en réalité indissociables. Toute compétition signifie hiérarchisation, vainqueur et vaincu, premier et suivants, bref, des valeurs inégales attachées aux acteurs. Toute compétition dans le champ du social s’accompagne donc nécessairement – par définition – d’inégalités sociales. Pour saisir l’évidence de ce fait dans sa limpidité, il est nécessaire de ne pas attacher de connotations positives ou négatives aux termes. Il ne s’agit pas, en parlant de compétition, de glorifier la force et l’audace des meilleurs, ni lorsque nous évoquons plutôt les inégalités sociales d’y voir là nécessairement une injustice odieuse et terrible de conséquences… Je me place en ma présente analyse d’un point de vue parfaitement neutre et logique : il s’agit de constater que, dans les faits, toute compétition entre des acteurs au sein d’un champ donné, quels qu’ils soient et quel que soit le champ, signifie nécessairement inégalité entre ces acteurs.

Ceci étant posé, nous pouvons émettre deux remarques : la première est que, tout au contraire, dans le champ politique – autrement dit dans la vie sociale – ces deux termes qui nous occupent ont toujours, quel que soit l’opinion qu’on en ait, une connotation positive ou négative ; la seconde consiste à constater que le discours « officiel » cherche pourtant à combiner les deux, comme pour masquer leur antagonisme pourtant manifeste. Lorsqu’il met l’accent sur l’aspect positif de la compétition en premier lieu, le discours est néolibéral ; lorsqu’il semble au contraire clamer avec ferveur l’importance de l’égalité, il est social-démocrate. Pourtant ces deux discours, tant l’un que l’autre font appel aux deux concepts dans leur projet politique ; comme chacun peut le constater, ils ne nient pas la valeur pourtant a priori contradictoire avec leur conception principale respective. Que les choses soit claires dans l’esprit du lecteur : j’affirme là un truisme. Il est en effet évident et incontestable que, de fait, le discours social-démocrate ne nie pas la nécessité du libre marché (donc compétitif) ; c’est là même tout le projet social-démocrate : combiner, faire tenir ensemble un assentiment favorable au libéralisme économique avec des préoccupations sociales préservées. Promouvoir donc harmonieusement compétition économique et justice sociale – or, la justice consiste en l’égalité entre les acteurs, comme le fondait déjà Aristote il y a bien longtemps. Le projet social-démocrate apparaît donc de façon inhérente contradictoire avec lui-même, et il n’est pas étonnant qu’il se soit volatilisé si vite sous nos yeux ces dernières années : il a toujours été un projet vide, vide de sens et sans force, un néant. Le libéralisme au contraire présente une vision de monde beaucoup plus cohérente – on doit le lui reconnaître – et, de fait, son histoire s’est avérée être florissante et remplit de succès.

Dans le néolibéralisme, depuis son origine au milieu du XXe siècle dans les cercles d’économistes allemands et américains, la compétition est vue comme un fait catégoriquement positif, si ce n’est essentiel, tant à la fois du marché, de l’économie que de la société toute entière. Elle constitue la source de l’innovation et plus fondamentalement, de la croissance économique à travers les comportements des acteurs : la compétition est la dynamique même du marché. Foucault insiste beaucoup sur ce point.

Le lecteur comme moi-même sommes bien sûr familiers avec un tel discours : le pouvoir actuel ne cesse de le répéter sur tous les tons, à la tierce à la quinte, en canon et en oratorios ! On ne parle que de « compétitivité », on encourage la sélection des « meilleurs » ou des « best practices », en lesquelles on croit reconnaître l’excellence… Le discours insiste sur l’importance, surtout au sein de la « scène internationale » de la compétition au sein de la mondialisation, entre les économies (il faut rester « compétitif » face à la Chine, etc.). La globalisation est présentée comme de fait – comme constituant intrinsèquement – une compétition. Moralité : « there is no alternative ». Nous n’avons pas le choix, c’est marche ou crève sans quoi nous perdrons cette compétition, sans quoi nous ne pourrons survivre dans le monde tel qu’il est. Mais, justement, pourquoi donc « perdre » la compétition est-il si important

Le lecteur perspicace et vif l’aura bien sûr deviné : c’est bien entendu parce que précisément cette compétition entraîne des inégalités et que « perdre des places » dans le classement se traduit par de bien réelles conséquences défavorables. Ainsi, comme on le voit magistralement, le discours contient bien en lui-même un paradoxe contradictoire. Il implique nécessairement ce qu’il tait avec prudence, il signifie précisément ce dont il se défend. Concéder que le pouvoir ne « promeut» peut-être pas les inégalités mais se contente de les « accepter » comme fait accomplit relève d’une nuance surfaite et naïvement erronée : si l’être humain renonce à transformer ses propres créations, son existence est vide de sens et en réalité, toute idéologie est performative, or nous parlons bien d’idéologie, nous parlons bien de créations culturelles. Il est catégoriquement faux de prétendre que notre vision actuelle du monde ait quoi que ce soit de naturel ou de nécessaire. Elle est parfaitement contingente et arbitraire ; quand bien même elle se trouve conditionnée fortement par une longue histoire et des conditions d’existences particulières… Mais il n’est pas lieu ici de développer ces considérations qui nous amèneraient sur un vaste – mais autre – sujet ; j’y reviendrais toutefois naturellement dans de nombreux autres papiers, tant cette dernière question est de prime importance. Nous pouvons de toute manière concéder volontiers ce point : imaginons – imaginons – que les lois du marché soit effectivement naturelles, et que le monde humain soit par essence compétitif… Et nous reviendrons alors à ce que nous avons dit plus haut : ne pas chercher à transformer un tel état de fait consiste en la négation même de l’humanité, de la civilisation, de l’existence. Un tel projet n’en est pas un ; il ne consiste qu’en un néant, nihiliste et cynique.

Puisque donc personne ne peut raisonnablement penser et soutenir une compétition totale entre les humains et une soumission aveugle à la fatalité, il y a donc discours contradictoire. Le pouvoir cherche à ménager les deux notions sans abandonner l’une comme l’autre – ce qui est pourtant impossible – et s’avère absolument contradictoire. On remarque ainsi que, si les discours font fréquemment l’éloge de la compétition (continuellement pour les discours néolibéraux, plus timidement pour les autres), aucuns d’entre eux n’ose faire l’apologie des inégalités ouvertement. Il faut à ce stade apporter une nuance à notre argumentaire. Si en France et plus largement, il me semble, en Europe, le discours de l’inégalité (sa promotion) est tabou, c’est sans aucun doute moins le cas (voire presque pas) aux États-Unis. Les milieux libéraux, en particulier les sphères économiques, soutiennent et légitiment sans rougir les inégalités – inégalités économiques et sociales assurément ; le cas des inégalités raciales est plus problématique en Amérique.

Il semble donc – c’est pour ma part la seule explication que je perçois pour l’instant – que ce fossé, cette discordance entre le discours politique et ses réelles intentions (ou du moins sa valeur performative) proviennent de l’opinion publique. Cette dernière ne semble pas prête, en France et en Europe tout du moins, à accepter certains discours, en réalité, certaines idées, certaines conceptions. C’est donc par soucis de ne pas provoquer de révolte, ou tout du moins la naissance d’une opinion défavorable, que le pouvoir omet un certain nombre de sujets, enrobe certain discours, dissimule un part pourtant indéniable de la vérité de son action et de ses prises de décisions. Le mensonge devient ainsi inhérent au discours néolibéral. La manipulation donc, mais plus encore, la propagande. En effet, le but du pouvoir deviens alors de formaliser la société favorablement à ses intentions. Il cherche à transformer l’opinion publique, à défaut de pouvoir la contraindre. A modeler le sens commun et plus largement le système de pensée de nos sociétés selon la rationalité néolibérale. Qu’il y ait là un projet conscient (c’est peu probable), ou simplement un mécanisme inhérent aux structures actuelles de notre société et plus largement au fonctionnement des sociétés humaines n’a que peu d’importance. Il apparaît néanmoins que la société n’accepterai pas une explication ouverte ; il doit donc user de ruse et de manipulation, par une propagande intense et un effort de formaliser le discours rationnel (par exemple académique, en économie notamment) afin de présenter la rationalité néolibérale comme la seule valable, comme une norme.

Que le lecteur ne s’alarme pas d’un tel constat, je le rassure immédiatement : rien de nouveau sous le soleil. Cela fait sans doute presque deux siècles – au fur à mesure de l’établissement du nouveau système politique de l’occident : l’oligarchie libérale – que le pouvoir organise ainsi sa domination. Et c’est son devoir même ! Le pouvoir a pour vocation de dominer, la question n’est pas là. Et je rajouterai à l’intention du lecteur prompt au désespoir qu’il ait sans doute mieux ainsi ! Après tout, le « soft power » actuel de la propagande médiatique ou publicitaire est relativement plus respectable et agréable que la force brute qui a souvent (mais pas toujours…) été employée sous l’Ancien-Régime… Mais nous digressons là en des considérations morales et des jugements de valeurs qui non pas lieu d’être dans notre démonstration ; je ne vois en eux qu’un nécessaire balancement à l’intention des affects de mon lecteur.

Récapitulons notre thèse et concluons. Ainsi, il apparaît que le pouvoir actuel, mettant en œuvre dans les faits un programme politique néolibéral, tient un discours paradoxal, dans lequel il promeut activement la notion de « compétition » sans toutefois faire l’éloge de l’inégalité inhérente qui l’accompagne. Un fossé se creuse entre le discours et les actes, entre les promesses et les conséquences des politiques, entre la vérité des faits et le mensonge toujours plus énorme du discours. Nous soutenons que la raison à cela ne consiste pas nécessairement en une « malhonnêteté » du pouvoir, mais à une contrainte qui lui est imposée : le système de pensée néolibéral qu’il voudrait imposer est en contradiction avec un système de valeur encore profondément ancré dans nos sociétés, bien que déliquescent. Il se pourrait même – et c’est mon véritable point de vue – que le néolibéralisme soit tout simplement contradictoire avec l’objet même de « société ». Il s’avérerait ainsi qu’aucune société ne pourrait reposer sur le « véritable » système de valeur néolibéral, c’est-à-dire ses recommandations appliquées entièrement et pleinement dans une société. Ainsi, le pouvoir, conscient de cette problématique, cherche à ménager la chèvre et le chou. Il produit un double discours, d’un côté cherchant à fonder la structuration de la société sur la compétition, tout en refusant d’en assumer l’inégalité inhérente.

Et on retombe ainsi sur les vues marxistes ; le néolibéralisme, s’il veut s’imposer totalement, ne peut le faire que par des moyens détournés, éminemment contestables : manipulation, mensonges, propagande (chez nous) ; ou autoritarisme, coercition, comportements mafieux (comme ce fut effectivement le cas dans la majeure partie du monde, en commençant par le Chili de Pinochet…). Ces moyens demandent un pouvoir fort et unifié, un centre de décision organisé, une volonté cohérente et collégiale. La tentation de concevoir ce pouvoir à l’origine d’une action concertée, d’un projet, comme l’expression d’une volonté de classe deviens alors évidente.

Il se pourrait toutefois qu’aborder les choses sous l’angle de la rationalité, de la façon dont une pensée norme les mentalités communes, soit plus vrai et plus intéressant. On ne peut pas raisonnablement soutenir qu’il y aurait aujourd’hui, mondialement, une « classe bourgeoise » animée d’un même but et d’une même volonté, complotant pour manipuler le monde en sa faveur ! Non seulement de telles vues consiste en de grossières et naïves fictions, mais plus encore elles commentent une grave erreur sur la nature des sociétés humaines et sur l’évolution de l’histoire. Nous reviendrons sur toutes ces questions dans des textes ultérieurs ; disons simplement ici que, probablement, comme semble le montrer l’avancée de la pensée philosophique des deux derniers siècles (au sens large), les structures de nos sociétés – structures économiques comme systèmes de pensées – évoluent de façon grandement autonome et conditionnent largement plus les individus qu’ils ne sont eux-mêmes maîtrisés. Tout au plus, nous pouvons – nous, pauvres mortels – nous pencher par-delà le bastingage du navire afin de contrebalancer la gîte !

Si la praxis marxiste et la lutte des classes ne doit certainement pas être oubliée de nos analyses, l’évolution des sociétés humaines est, de toute évidence, plus complexe et plus fine. Sur ce point l’analyse foucaldienne démontre sa lucidité rare et elle nous permet de comprendre plus fondamentalement ce qu’est le « néolibéralisme ». Mais nous reviendrons sur l’analyse de sa nature dans la suite de nos réflexions…

 

A.A.

 

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