L'homme impossible

Facette 19 d’une auto-analyse intime

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Illustration :  Edvard Munch, Melancholy, 1893. Huile sur toile, 86 × 129 cm.

C’est effondré de larmes – encore – que j’écris ce texte. C’est la main tremblante que je vais essayer de tirer les fils de l’enchevêtrement confus de mon esprit. Confus – le mot est faible. C’est l’abîme ; car rien, pas même ma souffrance, n’est vrai, rien n’est pur, tout est double. Amour, désir, corps, tout est « souillé ». Il n’y a rien de beau et tout est noir, opaque. Pourtant, je dois aller au bout, je dois aller chercher au fond chaque morceau de chair pourrie, chaque lambeau de cœur sanguinolent, car je dois retrouver une raison de vivre. Ce n’est pas une déconstruction, c’est un équarrissage.

Il faudrait tout détruire, puisque tout est corrompu. Mais c’est impossible. Aucun être humain ne peut passer l’épreuve, car il doit pour cela affronter le néant et sa propre mort. Il est impossible de lâcher prise sur tout et moi, je me raccroche, dans le monde collapse, à la beauté – l’esthétique – frêle nuage qui s’effile.

Or, la beauté, pour moi – comme beaucoup d’hommes – ce sont les femmes. Pourquoi ? Complexe d’Œdipe ? Conditionnement social ? Tradition culturelle ? Rien à foutre ! Je m’y accroche. Je m’y accroche car il n’y a rien d’autre à aimer. Comment pourrais-je trouver beaux les hommes, eux les monstres, eux les bourreaux ? Eux si brutes qui ne voient que la chair à bite et l’honneur dans la domination, la gloire dans la puissance ? Sensible et artiste – esthète – je n’ai jamais aimé ce modèle de l’homme « viril », qui est celui de notre société.

Jusqu’à maintenant, je ne l’avais pas identifié aux hommes en général, au modèle patriarcal de l’homme – je ne le connaissais pas – mais simplement aux milieux « populaires », aux gens non éduqués, stupides. Je recherchais ainsi désespérément les intellectuels, les artistes, une élite que j’imaginais sensible et différente. Très vite, il est apparu que les femmes représentaient la quintessence de ce que j’aimais : elles étaient la beauté du monde faite corps. Je les idéalisais complètement, je les construisais, dans mon imaginaire, comme l’inverse rigoureux de ce que j’abhorrais. Fait classique. Cela fait partie de l’idéalisation de la femme construite par le patriarcat. Bien sûr, un tel idéal est performatif et effectivement, beaucoup de femmes rentrent dans leur « rôle ».

Mon expérience m’a appris que, lorsqu’on est face aux gens, personnellement, leur beauté n’a rien à voir avec les constructions sociales. Il y a assurément des hommes beaux autant que des femmes belles et des femmes horribles – connes, débiles, méchantes – autant que des hommes cons, stupides, monstres… Certes. Mais aucun de nous n’échappe aux imaginaires collectifs et dans cet espace, il faut choisir son camp. J’ai choisi le mien. Je n’aime pas les hommes. Parce qu’ils sont dominants, parce qu’ils sont violents, parce qu’ils sont trop sûr d’eux, parce qu’ils sont égoïstes, parce qu’ils veulent toujours affirmer leur puissance, être devant, être premiers, parce qu’ils vont trop vite, ils ne regardent pas les choses… Bien sûr, ce que je décris là ce n’est pas à proprement parler « les hommes », mais le modèle patriarcal de « l’homme ». Mais c’est ce qui compte, puisque c’est par rapport à lui que je me positionne.

On pourrait me trouver très idéaliste et me reprocher que cet imaginaire ne fait que charrier les représentations patriarcales idéalisant la « beauté » et « la femme ». Je ne crois pas. Tout ceci est ancré dans mon expérience, très sensible, de la vie. Expérience qui fut longtemps solitaire, en dehors de la pression sociale de la société actuelle, n’ayant été scolarisé qu’à l’âge de 15 ans. Expérience contrastée, expérience riche. Ce n’est pas faute d’être allé partout. C’est cette expérience qui me contraint. Les choses auraient sans doute pu être différentes. Il n’en reste pas moins que j’ai beau tourner le monde dans tous les sens, je n’arrive pas à aimer les hommes. La beauté est pour moi féminine. Oh, bien sûr, pas toutes les femmes – loin de là. L’île paradisiaque s’est réduite comme peau de chagrin, pire, elle menace d’être engloutie.

Et l’on touche là LE problème majeur, pour les hommes hétérosexuels, de la déconstruction de l’imaginaire patriarcal. Pour les hommes hétérosexuels et patriarcaux, les femmes sont tout ce qu’ils aiment, désirent, trouvent beau. Lorsqu’on vient leur expliquer que tout cela – toute cette valeur – n’est qu’une construction socio-historique, lorsqu’ils découvrent que leurs émotions sont « fausses », « sales », souillées par la domination patriarcale, c’est une épreuve impossible. C’est en effet leur arracher non seulement le cœur, mais bien tous les organes ; c’est les renvoyer au néant. Comment peut-on vivre, si nos émotions et nos ressentis sont « faux » ? Comment peut-on vivre, si l’on ne peut plus dire : « je t’aime » ? C’est possible, bien sûr, mais ça n’a aucun intérêt. Ce serait abdiquer, aussi, devant la toute puissance de patriarcat. Les hommes auraient-ils donc gagné ? Auraient-ils détruit toute la beauté du monde ? Anthropocène et patriarcat…

C’est trop horrible et je me refuse à accepter une défaite qui ne peut être. Il y a forcément une porte de sortie, un échappatoire. Il est – il faut qu’il soit ! – possible de retrouver le sens des mots, de retrouver la vérité de notre corps, de nos émotions. Il doit être possible de reconstruire l’amour, le désir, le sexe, en dehors de la « souillure » du patriarcat. C’est à cet espoir, vague, confus, que je m’accroche.

Il est confus car je ne sais plus faire la part des choses entre l’héritage du patriarcat et ce qu’il ne serait pas. Mais c’est là un énoncé absurde, car bien sûr telle chose est impossible. Nous sommes tous le fruit d’une histoire et d’une société, et nous ne pouvons que nous positionner par rapport et à partir de cet héritage. Nous sommes cet héritage, mais pas que. Nous sommes aussi la somme de nos micro-expériences ; telle soudaine senteur d’iode qui emplissait mes narines, la mer à l’infini, tel visage de lumière qui me dévisageait avec curiosité, tel regard chargé de significations, etc. etc. Il est inévitable qu’il faut accepter sa vie, son expérience. Cette expérience nous a construit et elle a construit nos goûts, nos valeurs, nos émotions, notre imaginaire…et donc notre idée du beau, les chemins que suivent nos désirs, ce que nous aimons, ce que nous ne supportons pas, ce qui nous blesse…

Ainsi en est-il, des femmes et des hommes. Si nous étions tous égaux, nous serions tous singuliers. Mais le patriarcat scinde en deux le champ d’expérience. Les hommes ont leur champ d’expérience propre, autant que les femmes ont le leurs. Non que ces champs ne se recoupent pas, mais assurément, ils comportent chacun des spécificité, un espace qui n’est parcouru que par les personnes appartenant au champ considéré. Ce qu’il faut, l’idéal, c’est se rejoindre, ne faire qu’un de ces deux champs, rendre égaux les hommes et les femmes face au monde et à l’expérience de celui-ci. Pour cela, il faut se positionner chacun par rapport à nos expériences personnelles et faire apparaître, par contraste, ce qui nous sépare. Il m’apparaît donc, à l’issu de ce raisonnement, que c’est seulement dans la relation que l’on peut s’extirper, tant bien que mal, du patriarcat et de ces imaginaires déformés.

L’expérience de ma vie ne confirme cela que trop bien. C’est par les femmes et seulement par elles – les femmes que j’ai rencontrées et qui ont ponctuées ma vie - que j’ai pris conscience de la fausseté, la violence et la petitesse des imaginaires que je me trimballais. Au fond, c’est pour cela que j’aime les femmes ; car elles seules peuvent me transformer sur ces questions, elles seules peuvent m’ouvrir à un imaginaire non-patriarcal et en cela, m’ouvrir à un tout nouveau champ d’expérience.

Moi, l’explorateur, je suivrai ce chemin de douleur et d’émerveillement, qui m’arrache mes désirs pour les faire passer par l’autre, transformés.

 

A.A.

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