La pensée du XXIe siècle

Le paradigme de la pensée relationnelle

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Illustration :  The Internet

La pensée du XXIe siècle est la pensée de la relation.

Depuis son origine, la philosophie occidentale a été la pensée de l’objet, du point. Les concepts étaient pensés comme des objets (i. e. des corps propres, singularisés, délimités et déterminés, possédant une nature propre, des propriétés, une position, etc.) – la « justice », la « politique », « l’âme », le « feu » d’Héraclite, la « vertu » de Platon, « l’homme » des Lumières, etc. Objet, essence (« identité » de l’objet), substance (hypostasie du concept) ; il suffit d’ouvrir n’importe quel livre (ou presque) de Platon à Sartre pour voir se déployer cette rhétorique, cherchant à « définir » ses objets, à « déterminer » une vérité – La – vérité, polémiquant, réfutant, bataillant pour la vraie-vraiment-cette-fois-ci-véritable-définition-de…la justice, le bien, le peuple, etc. L’origine de cette pensée se perd dans les premières émergences de la pensée grecque : Pythagore et les pythagoriciens vont poser dès le VIe siècle les fondations du raisonnement géométrique ainsi : d’abord vient le nombre, puis le point, puis la ligne, puis la figure.

nombre -> point -> ligne -> figure

Cette pensée restera paradigmatique dans la conception grecque de la constitution des formes géométriques, puisqu’elle sera reprise notamment par Platon – et on sait l’importance de la géométrie dans la pensée platonicienne et grecque en général. En Ionie, contemporains de Pythagore mais à l’opposé géographiquement, les premiers sophoi (Thalès, Anaximandre, Héraclite…) pensent eux en terme de « substance », cherchant à déterminer la nature des objets physiques du monde, à expliquer la composition des choses et par là, leur comportements. A chaque « objet » est attaché des propriétés : c’est la cosmologie des éléments (feu, eau, air, terre) qui se retrouve chez Empédocle, substances qui composent les objets physiques du monde par leurs mélanges ou suivant des éléments premiers (pour Thalès, l’eau est l’élément premier par exemple…) et qui sont porteurs d’attributs (l’air est léger, l’eau humide, le feu chaud, etc.). Mais cette forme primitive le la pensée occidentale n’a pas encore singularisé les objets : ces éléments sont le plus souvent mêlés si intimement qu’il est vain de cherche à les isoler au sein du monde physique, de plus, ils sont étroitement complémentaires, si bien que leur existence ne prend sens qu’au sein d’une cosmologie. Bref, ils ne sont pas encore totalement « individués » en tant qu’objets propres. Tout naturellement ce travail d’objectivation du monde sera réalisé consciencieusement durant de longs siècles, plus de deux millénaires pour arriver jusqu’à nous, jusqu’à la Modernité tardive de notre époque. Aujourd’hui encore, les sciences pensent encore souvent suivant ce réductionnisme de l’objet : il y a la cellule, l’ADN, l’espèce, le cerveau, etc. comme si tous ces objets étaient des réalités indépendantes, des corps existant dans l’absolu et dont la mise en relation ne relevait que d’une configuration fructueuse mais contingente. La philosophie quant à elle continue parfois de croire qu’elle s’occupe d’objets universels et immuables : des problèmes philosophiques qui se perpétueraient à travers les âges, des concepts qui seraient des réalités positives…

Au milieu du XXe siècle émergea une façon d’appréhender le monde radicalement différente, en en l’occurrence, rigoureusement inverse. Ce n’est plus le point qui constitue l’ordre premier, suivit de la ligne formant la figure, mais la figure et la ligne qui construisent le point. La figure peut suivre la ligne et vice versa. Par nombre, il faut plus précisément entendre ici « mesure », ou « repère orthonormé ».

figure/ligne -> point -> (nombre)

Ce sont désormais les relations qui sont premières et les termes suivent, conditionnés par les premières. Il s’agit alors non plus de discourir sempiternellement sur les définitions des termes, qu’il s’agissait auparavant de déterminer dans l’absolu, non plus de définir, nommer, délimiter, autopsier ces objets dont il fallait découvrir et déterminer les propriétés, les attributs, mais plutôt d’étudier les conditions de possibilités de constitution des objets, les relations qui les produisent, les configurations particulières dans lesquelles ces objets naissent et prennent forme. Il n’y a donc que des relations ; celles-ci sont premières, organisées selon des schèmes, principes structurants générateurs d’agencements et les « points », les « termes » – les concepts par exemple – naissent aux intersections de ces lignes, dans leurs recoupements, dans les creux qu’elles délimitent et les espaces qu’elles construisent. Ce que permet cette nouvelle structuration de la pensée, c’est de faire de la géométrie sans mesure. La mesure, le travail quantitatif à l’intérieur d’un repère normé demande en effet le nombre et donc le point. Pour pouvoir dire : ce segment mesure 2 cm, il faut avoir définit la distance entre deux points (0 ; 1) servant de référence à la mesure au sein d’un plan donné. Chez Pythagore, on peut ainsi dire que la quantité précède la qualité (le nombre précède la figure). Or, cette déduction n’est nullement obligée nous l’avons dit et la pensée relationnelle parvient à inverser cet ordre, pour redonner primauté à la qualité. Or je pense que ce point de bifurcation est d’une toute première importance, aujourd’hui , en ce début de XXIe siècle.

La pensée grecque antique ne poussa pas à l’extrême les conséquences de ses déductions géométriques et la quantité ne supplanta pas la qualité (et cette pensée se perpétua dans la scolastique, sans doute même se « radicalisa » du côté de la qualité, suivant l’héritage aristotélicien), le point n’effaça pas la figure. Le virage de la Modernité en revanche, au début du XVIIe siècle, s’appuyant sur l’algèbre mathématique, réduisit sa pensée à la quantité, évacuant complètement la qualité. C’est très frappant chez Descartes, Hobbes, Locke, etc. Or, cette rationalité ne cessa de prendre de l’importance, pour déboucher au XIXe sur le positivisme ou l’économie-politique puis au XXe siècle dans de nombreux champs du savoir (l’essentiel des disciplines il faut l’avouer), pour mener aujourd’hui à la rationalité néolibérale ou au physicalisme par exemple. C’est particulièrement la pensée anglo-saxonne qui s’enferme le plus dans le schème quantitatif et on en retrouve l’influence dans nombre de théories, des sciences cognitives à la biologie, en passant par la sociologie et l’économie… La pensée relationnelle renverse radicalement ce paradigme Moderne de la quantité, bien qu’elle ne tombe pas dans son inverse et une exaltation de la qualité comme aux temps scolastiques par exemple. La pensée relationnelle permet simplement une ouverture nouvelle de la pensée ; elle ouvre des perspectives inédites et nous donne à explorer une toute nouvelle dimension, un tout nouveau monde. Elle permet de penser avec ou sans nombre, à travers les structurations seules, les « figures ». Grâce à la mesure mais aussi simplement par les relations, les « lignes », caractérisées seulement par leurs qualités (orientation, sens du mouvement, schème de liaison, etc.). Le nombre n’en est toutefois pas totalement exclu : compter le nombre de relations, ou le nombre de termes par relations, est souvent d’une utilité non négligeable, simplement, la pensée n’est plus enfermée dans le nombre, elle peut étendre sa réflexion à d’autres logiques et d’autres champs de connaissance. La pensée relationnelle est donc résolument une ouverture de la pensée et une augmentation de la connaissance.

Cette pensée relationnelle est une véritable révolution conceptuelle, en particulier pour le champ philosophique. La recherche philosophique change en effet totalement de nature : il ne s’agit plus de « chercher » une vérité positive qui serait là, déposée de toute éternité dans le « ciel des Idées », champ d’abstractions intemporel et anhistorique. Il faut concevoir au contraire des relations singulières et temporelles, mouvantes et toujours situées dans le temps comme dans l’espace, c’est-à-dire historiquement et anthropologiquement. Ces relations ne peuvent plus être définies dans l’abstrait, mais seulement dans la pratique, en rapport à une « réalité », seul absolu. Et surtout, les termes ne peuvent plus n’être définis et caractérisés que relativement aux agencements situés de ces relations. La pensée devient donc relative. Non pas que la « vérité » deviendrait relative, au contraire, le principe de réalité se renforce dans cette nouvelle pensée, qui penche vers l’empirisme, tout du moins vers une vision « pratique » de la théorie, mais les définitions, les concepts prennent sens relativement à des configurations singulières de relations, à l’intérieur de ces ensembles, ces agencements. Les concepts sont donc reconnus comme construits et non comme produit ex nihilo selon la pensée toute puissance du cogito cartésien…

On retrouve ici les principaux traits de la pensée philosophique et scientifique de la seconde moitié du XXe siècle : remise en cause des universaux, déconstruction de la naturalité des concepts comme des sociétés, constructivisme de la production conceptuelle, structuralisme, pensée « complexe », pensée systémique, etc. De Duhem à Derrida en passant par Wittgenstein, Levi-Strauss ou Deleuze, De Certeau ou Bourdieu, de très nombreux penseurs doivent être considérés comme les pionniers de ce nouveau plan de connaissance. Mettre en lien, voilà l’immense tâche – mais ô combien féconde – à laquelle les sciences post-modernes se sont attelées. Ce nouveau paradigme n’est pourtant pas encore totalement assuré. Certains champs comme certains concepts lui « résistent » encore, n’ayant pas encore trouvés les moyens de se reconfigurer sans perdre leur sens – on pense à la philosophie morale et éthique, à la métaphysique, aux sciences « dures », etc. Une dernière étape reste donc à construire en ce début de XXIe siècle, laquelle clôturera peut-être 2500 ans de philosophie occidentale et ouvrira à une nouvelle épistémologie dont l’actuel paradigme est sans doute représenté par l’anthropologie. Je crois qu’une synthèse conceptuelle est nécessaire pour expliciter cette nouvelle pensée, qui prendra alors la forme d’une nouvelle ontologie, c’est-à-dire une nouvelle conception fondamentale de la structure du monde et de la pensée. La philosophie pourrait, dans cette tâche, retrouver tout son sens, qu’elle peine aujourd’hui à rendre crédible…

 

A.A.

 

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