Le « mode de vie occidental »

Peut-on ainsi définir l’organisation de nos sociétés ?

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Illustration :  The Internet

On utilise communément trois grilles d’intelligibilité différentes pour décrire les sociétés actuelles des « pays développés » : on parle parfois de sociétés industrielles, plutôt de sociétés capitalistes, ou de société de consommation de masse. Pour désigner l’ensemble de ces trois aspects – qui naturellement sont tous trois présents dans nos sociétés actuelles, on parle parfois génériquement de « mode de vie occidental ». C’est justement ce « mode de vie » que je vais tenter de définir ici, en me posant tout d’abord la question de savoir si une telle essentialisation de notre mode de vie est utile et possible.

Ce qui est certain, c’est que les sociétés occidentales actuelles (Europe et États-Unis donc) possèdent les trois caractéristiques précédemment évoquées : elles sont industrielles, capitalistes et reposent sur la consommation de masse. En réalité, d’autres aspects peuvent être relevés, tout aussi riche en enseignements, comme le fait qu’elles soient urbaines, hyper-connectées, libérales, etc. Tous ces aspects doivent être ainsi considérés comme autant de dimensions – au sens géométrique du terme – chacune se déployant dans un plan particulier, chacun riche de multiples phénomènes et sources d’innombrables interactions avec d’autres dimensions, jusqu’aux dimensions de la vie humaine individuelle. Ce sont aussi autant de perspectives possibles sur notre société, chacune faisant apparaître des catégories de faits propres et chacune donnant à voir les pratiques sous une possible intelligibilité. Par intelligibilité j’entends le fait que les pratiques, analysées suivant une dimension donnée, prendront un certain sens. Le sens, produit par l’agencement particulier attaché à chacune des infinies perspectives possibles, n’est donc pas absolu, mais propre à des configurations particulières du régime de faits considérés. Pourtant, nier qu’une cohérence existe dans nos sociétés et que sa pluridimensionnalité n’en permette pas moins une unité relative, me paraît tout à la fois obtus et erroné. Non seulement de grands schèmes logiques structurent pareillement différentes dimensions de la société, mais ces effets se renforcent aujourd’hui sous la gouvernementalité néolibérale du pouvoir actuel, ayant pour principale finalité de soumettre tous les champs de la société à la logique de marché. Ainsi, la consommation de masse n’est pas un phénomène distinct du capitalisme ni même, bien sûr, de l’industrialisation. Un processus logique sous-tend au contraire l’articulation de ces trois dimensions : le capitalisme est né avec l’industrialisation qui a permis l’accumulation des profits, de là, la production de masse et donc en définitive la consommation de masse – pour grossièrement résumer le processus historique qui vit le déploiement de ces trois dimensions.

Bref, nos sociétés sont des ensembles infiniment complexes, dans lesquels de multiples phénomènes de déploient, chacun avec des nécessités, des logiques et des rationalités propres. Toutefois, l’ensemble de ces phénomènes étant en liaison constante, nos sociétés peuvent être représentées comme des systèmes complexes s’auto-organisant suivant certains processus fondamentaux et selon certaines logiques profondes. Tout cela prend sens aux yeux des individus qui les composent d’une certaine façon, par la construction imaginative d’un « idéal », archétype imaginaire de notre société, porteur de valeurs, d’une rationalité, de critères de véridiction, de pratiques et d’habitus sociaux, etc. Ce « mode » de société, considéré donc comme une configuration particulière d’un ensemble d’éléments, parfaitement contingente, est à la fois un mode d’être et de pensée (une certaine façon d’être-au-monde, de se positionner existentiellement au sein des différentes dimensions qui forment société) et une organisation objective des éléments de cette société, notamment d’un point de vue économique. Je tenterai ici de caractériser ces deux dimensions, en portant un point de vue ouvert sur ces problématiques. Je commencerai par définir la logique économique et écologique de notre société, puis j’essaierai de dresser une cartographie rapide de la logique existentielle de l’idéal occidental actuel.

 

Le cycle économique et écologique des sociétés capitalistes industrielles

 

La structure économique du capitalisme industriel est bien connue ; or, ce qui est moins souvent remarqué, c’est l’imbrication étroite de l’économie et l’écologie. Si l’on prend en compte le cycle réel total de la production, on se rend compte en effet que le cycle purement économique est contenu dans un cycle écologique plus large. On peut distinguer quatre grandes phases dans ce « cycle écologique du capitalisme industriel » :

    1) Extraction

Pour produire des produits industriels, il faut nécessairement des ressources. Plus de 70 milliards de tonnes de biomasse, minéraux et énergies fossiles sont extraites chaque année de notre planète. Certaines personnes ont parfois tendance à l’oublier, sous l’effet soit de vues trop étroitement concentrées sur le marché économique, soit par ignorance des procédés de fabrications des matériaux. Il faut bien comprendre – pour ceux qui me lisent dont les connaissances en physique sont loin derrière eux – qu’il est parfaitement impossible de créer des atomes. Ainsi, toute la production industrielle humaine ne sera jamais que transformation de matière. Or, il n’est pas non plus possible de transformer tout en n’importe quoi… certaines ressources sont donc – et seront donc toujours – nécessaires pour produire certains matériaux et donc certains appareils techniques. Un bon exemple est celui des nanotechnologies ; la présentation souvent sommaire de ces (nouveaux) matériaux au grand public laisse parfois penser que ces matériaux sont créés par l’homme de toute pièce. Naturellement, il n’en est rien : en l’occurrence, les nanomatériaux sont des structures cristallines, seulement donc des réagencements de la structuration des atomes d’un matériau existant, généralement de métaux ou des minéraux ; en jargon scientifique, on dit que les nanomatériaux sont des formes allotropiques d’éléments chimiques. Bref, Pour produire des nanomatériaux, il faut d’abord des minerais extraits de substrats naturels, que l’on transforme au moyen de procédés hautement techniques et extrêmement gourmands en énergie et en ressources diverses (on a besoin d’autres substances chimiques en général, comme des gaz rares ou des métaux très spécifiques par exemple). La production industrielle d’aujourd’hui et de demain implique donc l’extraction de substances naturelles (des corps simples ou composés d’éléments chimiques divers) ; or, de fait, ces substances – à l’exception des substances organiques – sont toutes fossiles. Là encore, il faut être clair : l’ensemble des minéraux, des métaux et des gaz présents sur terre sont « fossiles », c’est-à-dire qu’ils se trouvent en quantités finies, lesquelles ne se renouvellent pas (en moins de quelques centaines de millions d’années tout du moins). Il n’y a pas que le pétrole… tous les métaux et autres minerais divers sont fossiles, certains qui plus est, uniquement présent sur Terre dans notre système solaire… La base et le fondement de notre économie sont donc ces matières premières extraites de la Terre même, dont l’ensemble de notre monde humain n’est que transformation.

    2) Production

Si les ressources sont le fondement du cycle du capitalisme industriel, la production en est le cœur. Or, qui dit production dit deux choses : du travail et de l’énergie. Le travail est soit humain soit automate ; automates qui demandent toutefois des ressources, du travail et de l’énergie pour être construits. L’énergie est elle-même produite, à partir généralement, aujourd’hui, de ressources fossiles (nucléaire, gaz, etc.) mais peut-être exceptionnellement renouvelable (panneaux solaires, éoliennes, etc.), bien que là encore elle demande à être produite au moyen d’appareils techniques demandant, pour être construits, des ressources, du travail et de l’énergie… Bref, de par la nécessité d’apport d’énergie dans l’essentiel de la production industrielle, la production consomme elle-aussi des ressources naturelles. Le reste est fourni par les humains eux-mêmes sous forme de travail. Dans notre économie capitaliste, ce travail est « organisé rationnellement » selon le principe de la division du travail, consistant à employer un grand nombre d’individus pour une même production, dans des ensembles qualifiés « d’entreprises », en l’occurrence, le plus généralement des entreprises privées. Ces entreprises sont détenues par des « capitalistes », c’est-à-dire des détenteurs du capital, patrons ou actionnaires, qui détiennent l’ensemble de la masse monétaire investie dans la production (machines, locaux, capital financier, etc.). Propriétaires de la production, les revenus de celle-ci leur reviennent donc naturellement. Ils paient les travailleurs sous forment de salaires, mais ces salaires ne sont pas directement liés à la production. Tout cela est bien sûr bien connu, mais il est bon de le rappeler, tant le fait que la production de notre société soit « privatisée » ne va pas de soi. Il est en réalité parfaitement inouï que l’ensemble de la production industrielle, la production de notre monde humain donc, de l’ensemble des biens qui permettent notre subsistance et la « civilisation » soit le fait de personnes privées, lesquelles en retirent les bénéfices (naturellement colossaux vue l’ampleur gigantesque de la tâche effectuée). Cette captation des bénéfices de la production, c’est l’accumulation, qui vient donc se placer dans notre schéma à l’issue de la production. L’accumulation est un fait structurel dans le capitalisme : c’est un phénomène absolument fondamental dans le système, si bien que l’on peut dire que, s’il n’y a pas d’accumulation, il n’y a pas de capitalisme. L’accumulation, concrètement, consiste en l’augmentation du capital des entreprises (la valeur monétaire de l’ensemble des actifs de l’entreprise : machines, employés, locaux, réserves monétaires, etc.) et l’augmentation des patrimoines privés (ce qui n’est pas dépensé en consommation par les ménages, l’épargne, l’achat de biens immobiliers, etc.).

    3) Consommation

S’il y a production, il y a nécessairement consommation et dans l’idéal, consommation d’égale quantité à la production (sans quoi il y a surproduction, un surplus d’invendus qui se retrouve en stock). La consommation, dans le capitalisme, passe par le paiement monétaire : on paie la production, ce qui permettra l’accumulation du capital comme le paiement des salaires qui permettront la consommation…un cycle fermé donc, dans lequel la quantité d’argent est finie et se répartit entre les agents de la société, de façon relativement égale entre consommation et production. La consommation paie la production qui paie la consommation. La production, néanmoins, peut produire de la valeur, c’est-à-dire augmenter la valeur de la somme monétaire du cycle : c’est la « croissance » du PIB, qui passe par la création de nouveaux biens et donc par l’augmentation soit de la consommation intérieure soit de l’exportation. Pour que cette croissance se maintienne il faut donc que la production (les capitalistes) redistribue une partie de ses gains nouveaux pour augmenter le volume de la consommation. En en sens, le capital considéré dans sa globalité ne perd jamais d’argent en redistribuant aux consommateurs du « pouvoir d’achat », puisque cette somme monétaire va justement être réinjectée dans le capital par la consommation (ou même l’épargne, puisque celle-ci est aujourd’hui généralement placée dans des circuits bancaires). L’augmentation de la consommation peut être soutenue par deux moyens : du salaire (embauches, augmentation de salaire) ou du crédit. Le crédit en l’occurrence joue un rôle crucial, car il permet l’ajustement en temps réel de la consommation et de la production (sans quoi une augmentation de la production ne pourrait pas être consommée, vu que la consommation ne peut s’augmenter a priori que par les gains de la production…).

Mais la consommation ne doit pas être considérée sous le seul angle économique : la consommation, c’est d’abord et avant tout, dans nos sociétés, un ordre social et un mode d’être. Le fait qu’il soit un mode d’être (c’est-à-dire une manière d’exister, de se constituer et se perpétuer comme « être » à chaque instant) est évident : c’est l’essence même du mode de vie occidental actuel, son idéal comme sa raison d’être. La quasi-totalité de nos activités passe aujourd’hui par la consommation de quelque chose, généralement monétisée. J’utilise mon ordinateur : je paie l’électricité ; je mange : je paie ma nourriture ; je lis un livre : je l’ai acheté ; je prends ma voiture pour un bol l’air à la campagne : je paie le carburant ; je chie : j’ai payé le pécu… Lorsqu’on y pense, seul un nombre très restreint d’activités échappent à la nécessité d’un échange monétaire – respirer, parler (communiquer), contempler (et globalement user de nos sens), se déplacer physiquement, avoir un rapport humain (communication, sexe, partage – et encore, dans une certaine perspective, le sexe est liée à la consommation de produits contraceptifs, la communication à un forfait téléphonique, etc.), collecter des objets naturels…et je n’en ai pas trouvé d’autres, je vous laisse le soin éventuellement d’en trouver par vous-mêmes. Une seule activité échappe conjointement à la consommation et à l’échange monétaire, du moins dans son moment même : la création. Pourtant, la création peut nécessiter des biens précédemment monnayés et elle peut ensuite être vendue et doit être considérée alors comme une production. Quant au travail, il fait partie de la production, mais, de par la division du travail et le salariat, le travail ne prend sens pour les individus le fournissant que sous forme de salaire, salaire essentiellement dédié à la consommation. Ce qu’il faut comprendre, c’est que – d’une façon générale – la consommation monétisée constitue l’essentiel de nos activités et qu’en conséquence, à la fois le fait d’être en position de consommateur (et non de producteur) et de posséder de l’argent (un pouvoir d’achat, donc de consommation, donc d’activités) deviennent ainsi absolument centraux dans nos vies. À ce stade, le lecteur se devrait d’être stupéfait : en effet, un tel rapport aux biens de consommation et un tel rapport à l’argent sont un fait totalement nouveau dans l’histoire de l’humanité. Jamais, dans aucune société humaine, les existences n’ont été autant dépendantes du phénomène de consommation à la fois pour leur subsistance que pour leur activités et en conséquence autant dépendante à l’argent. Il faut bien comprendre à propos de ce point, que, jusqu’au XIXe siècle, une grande partie de la consommation était auto-produite par les individus (majoritairement ruraux, à 75-90% de la population) : on se confectionnait ses propres habits, voire ses propres tissus, on faisait ses confitures, son beurre, ses gâteaux, on mangeait les légumes de son potager, les fromages du voisin, on construisait parfois soi-même ses meubles, etc. La majeure partie de la consommation n’était donc pas monétisée et, bien qu’elle n’était généralement pas entièrement produite par un seul individu, elle l’était le plus souvent localement, à l’échelle du village ou du domaine par exemple. Le commerce, l’échange de biens par échange monétaire, été réservés à une minorité de biens, indisponibles sur place ou non faisables par soi-même. Organisé selon des routes stables et des circuits étroitement réglementés, le commerce ne constituait pas un marché global, même pour un bien donné. Il n’y avait que des marchés locaux ou régionaux (le marché du blé en Méditerranée dans l’Antiquité romaine est un exemple ; celui de la Route de la soie un contre-exemple : il n’y a pas de « marché » global de la soie au Moyen-Âge, qui verrait se confronter l’ensemble des acheteurs et des vendeurs afin de déterminer le prix de la marchandise, c’est plus une « chaîne » qu’un « champs »).

C’est au XIXe siècle qu’un marché global autorégulateur est créé, au moyen d’une nouvelle organisation sociale (d’institutions, de lois, d’organisation de la production, etc.) : le capitalisme. Ce marché, comme l’a montré Polanyi, est devenu nécessaire du fait de l’industrialisation ; c’est donc une conséquence de la production, du monde de production en l’occurrence. En effet, dans une production industrielle, demandant d’importants investissements en capital (machines, infrastructures, etc.), la production doit se dérouler en continue et de façon relativement stable, du moins quelque peu prévisible. Pour cela, on doit s’assurer que l’ensemble des ressources nécessaires à la production (matières premières, force de travail humaine et capitaux) soit disponible en permanence, sur un « marché », permettant d’en fixer le prix en fonction de la rareté (en principe), afin d’équilibrer production et consommation dans le cycle précédemment évoqué… Le travail, les ressources naturelles et la monnaie deviennent donc eux-mêmes des biens de consommation : la nature, les êtres humains et la monnaie deviennent des marchandises. Mais, pour encore un temps, la production reste limitée à celle d’infrastructures lourdes et la consommation ne devient pas totalement un mode d’être. Si les « nouveaux urbains », prolétaires comme bourgeois, se voient forcés pour les uns de consommer aux fins de leur maigre subsistance ou, pour les autres, par facilité de consommer la production des autres classes de la population, les activités d’autoproduction restent fortement présentes (c’est notamment le rôle des femmes, confinées au logis et confectionnant à la fois de la nourriture, de l’habillement et autre objets utiles) et les biens sont considérés comme des objets rares, confectionnés dans le but à la fois d’être durables et de la meilleur qualité possible. L’objet prend encore son sens dans son utilité et la qualité de sa confection. La fabrication répond à l’utile et n’est pas un but en soi.

Au XXe siècle, la situation va radicalement changer. Suite aux années 30, de nouvelles politiques (keynésianisme – d’une façon générale) sont mises en place et le capitalisme change de structure : plus de bourgeois oisifs, plus de prolétaires réduits à l’esclavage, mais une seule masse, la masse des consommateurs. Riches ou pauvres, tous (ou presque) consomment et, par cela, viennent prendre place dans la société et se réaliser comme individus. Consommer n’est plus simplement affaire d’utilité, cela devient une façon d’être, autrement dit, de se situer dans le monde et de donner sens à son existence. Mais consommer est aussi affaire d’ordre social : il s’agit, par sa consommation, de se situer dans la hiérarchie sociale et d’affirmer son éventuelle supériorité. Le riche est celui dont la consommation est illimité ; le pauvre celui dont elle est diminuée et donc celui dont l’être est diminué. Consommer, c’est affirmer un pouvoir et une valeur sociale : lorsque je consomme, je montre à la fois que je fais partie de la communauté, mais aussi que j’ai le pouvoir de consommer, que je possède (de l’argent en l’occurrence, donc une richesse, donc une position sociale), que je suis une force dans un champ social. La consommation permet d’évaluer la position sociale de l’individu qui consomme (selon s’il prend ,au restaurant ,le menu à 20 euros ou celui à 80…), comme elle permet à l’individu de s’affirmer lui-même comme être social, par la communion à cette activité commune.

Bref, ce tableau rapidement brossé des aspects de la consommation dans notre société visent à tenter de faire apparaître son rôle central – fondamental – dans notre société, si bien que l’on peut parler, à juste titre, de société de consommation.

    4) Destruction

Extraire, produire, consommer : toutes ses activités engendrent nécessairement une destruction des milieux naturels, soit une pollution par un rejet de déchets (produits de consommation non physiquement éliminés ou retransformés), soit une dégradation directe des écosystèmes impactés par les activités considérées. Dans le cas de l’extraction, la raison en est évidente : le fait même d’extraire est une destruction, puisqu’elle détruit les milieux naturels (au moins localement) desquels elle soustrait les éléments constitutifs, voire vitaux (pour nous « ressources »). La production, elle, se voit parfois mieux maîtrisée, toutefois, il est bien connu qu’un grand nombre d’activités industrielles produisent inévitablement des substances plus ou moins nocives résultant de la production mais n’en constituant pas la finalité, bref, des déchets, lesquels sont le plus souvent (pour des raisons généralement économiques) relâchés dans la nature. Des boues rouges aux aérosols responsables du trou de la couche d’ozone, en passant par les nitrates dans les eaux douces, les exemples ne sont que trop connus. Si la nature se voit ainsi considérée comme un dépotoir, c’est naturellement parce qu’elle n’est pas considérée du tout dans le « cycle » économique, celui-ci ne connaissant que des « ressources », matière passive propre uniquement à l’appropriation. Enfin, la consommation détruit elle aussi, soit directement par la production de déchets soit indirectement par la stimulation de la production. Prise dans les impératifs économiques (il faut accumuler, donc il faut qu’il y ait croissance, donc augmentation de la production, donc de la consommation), la consommation doit être continûment et toujours plus stimulée. Il en résulte que les entreprises ont ainsi pris l’habitude de concevoir non plus des objets utiles et de qualité, mais des objets jetables et superflus. La logique économique du capitalisme joue ici un rôle presque exclusif dans l’orientation de la consommation (donc la production et donc l’accumulation) comme but en soi, c’est-à-dire comme activité auto-stimulante et auto-générative. Jeter fait partie des actes essentiels au soutien de la consommation. Plus de 2 milliards de tonnes de ressources sont jetées chaque année dans le monde 1. Il faut stimuler celle-ci et toujours acheter de nouveaux produits. Ceux-ci sont donc conçus pour être rapidement inaptes : c’est l’obsolescence programmée. Il faut comprendre qu’aujourd’hui, vu le ralentissement continuel de la croissance depuis un demi-siècle de occident, ce procédé est devenu vital pour le système économique et les entreprises, lesquelles reposent en grande partie sur la consommation de biens superflus, c’est-à-dire non nécessaires. Si une telle quantité de biens sont aujourd’hui produits (alors qu’une majorité d’entre eux sont totalement inutiles voire destinés à être jetés presque immédiatement après leur achat), c’est qu’il faut soutenir l’accumulation du capital. Il faut bien comprendre qu’une part très importante de notre économie pourrait ne pas exister (vis-à-vis de nos besoins réels), mais qu’alors, cela entraînerait naturellement un effondrement conséquent du PIB (une « décroissance ») et donc la disparition non seulement de beaucoup d’activités (beaucoup d’entreprises) mais surtout d’un volume colossal de capital. La disparition des activités ne serait naturellement pas néfaste, puisqu’elles sont inutiles, au contraire, on verrait apparaître de nouvelles activités plus bénéfiques ; la disparition des entreprises et donc des emplois qu’elles soutiennent ne serait pas un problème, puisque le volume de consommation général serait diminué et qu’en conséquence la répartition des richesses pourrait être différente, sans compter que de nouvelles activités et de nouvelles pratiques verraient le jour, sources de subsistance pour les individus ; la disparition du capital serait, elle, une perte considérable pour une partie de la population, les détenteurs de ce capital. Elle verrait leur position sociale considérablement modifiée et leur pouvoir profondément atteint. C’est pour cette raison – cette unique raison formelle – que le maintien de la société de consommation (et donc de l’augmentation continue de cette dernière) est aujourd’hui vital pour le système économique et social actuel (le système économique et l’ordre social).

 

Conclusion de mi-parcours…

 

Ainsi, il apparaît que le « cycle » économique n’est en rien un cycle. Il s’apparente plutôt à une droite, pire, un segment. Chacune des extrémités de ce segment est ancrée dans un substrat unique: la « nature », les milieux naturels. A l’origine du segment, extraire et consommer le vivant même, à l’extrémité, polluer et détruire encore les possibilités de la vie. Le segment économique est ainsi, de façon caractérisée, un cycle écologique. Il est un cycle écologique de « destruction renouvelable », détruisant les milieux naturels à son origine comme à sa fin, au moment de « l’input » comme à « l’output ».

Mais il ne suffit pas d’avoir retiré les œillères de la pensée économique pour en finir avec le mode de vie de notre société de consommation. Il faut maintenant changer de point de vue, de promontoire, pour plonger nos regards dans la psyché de nos con-sommateurs, afin de découvrir pourquoi et à quel point ils sont attachés à la consommation frénétique de biens. Je m’attacherai dans un prochain texte à examiner cette facette, cherchant à mettre en lumière le statut existentiel de la consommation.

 

A.A.

 

Pour aller plus loin:

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  1. Voir les documents suivants cités ci-dessus dans “Pour aller plus loin”:
        p.51 de UNEP Yearbook 2009
        p.15-16 de State of the world 2004

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