“We accuse people of lacking common sense precisely when some representation of the situation has blinded them to a space of potentially relevant actions” Terry Winograd & Fernando Flores,Understanding Computers and Cognition, 1987 (1986), p.98.
On entend dire parfois que la théorie économique néoclassique ne serait qu’un ramassis d’absurdités, à la limite du charlatanisme. C’est là, assurément, une accusation autant fausse qu’excessive. La théorie économique est fonctionnelle et elle organise un système bien huilé. Simplement, il faut comprendre que les théories économiques sont conçues à l’intention de certains usages et, en l’occurrence, de certains usagers. La théorie néoclassique est faite pour servir les États et les capitalistes. Tous les modèles économiques n’ont qu’un objectif : optimiser les décisions des agents économiques capitalistes, que ce soit l’État, un petit actionnaire ou même, un consommateur. Consommateur, certes, mais capitaliste ! cherchant à maximiser quantitativement sa consommation. Lorsqu’on accepte cette logique, la théorie est utile, bien qu’elle ne s’intéresse pas à toutes les situations. Il y a pourtant des fois où on s’étonne de la naïveté ou de l’aveuglement de certaines assomptions économiques. C’est notamment le cas des différentes théories du chômage, que nous allons critiquer ici. Il est vrai que le chômage, au fond, n’intéresse guère les économistes que comme variable : les néolibéraux cherchent à justifier une baisse des salaires pour maximiser les profits des capitalistes, les keynésiens à le faire disparaître pour maximiser la production… et donc les profits des capitalistes. Finalement, les différents ne sont pas bien grands, sur le fond, entre les deux écoles. C’est parce qu’elles sont capitalistes me direz-vous, certes. Examinons leurs modèles rapidement. Dans le modèle disons « classique », aujourd’hui néolibéral, celui donc de la liberté absolue des marchés, de la concurrence généralisée et des prix fixés uniquement par l’offre et la demande, le chômage est toujours, tenez-vous bien, volontaire ! Il suffit de « traverser la rue » comme disait l’autre. En effet, le salaire est un prix, fixé par la rencontre d’une offre, le salariat et d’une demande, les entreprises. Pour une production donnée, il est toujours un prix pour lequel l’ensemble de la population peut travailler : il suffit que le salaire baisse suffisamment bas. Imaginons très simplement – l’exemple est naïf dans un but didactique –, un pays ayant un PIB de 1 milliard d’euros et une population de 100 000 personnes en âge de travailler. Le PIB, rappelons-le, cela représente la production totale du pays et donc cela doit correspondre aussi au volume de consommation, sans quoi l’on se retrouve en surproduction (il y a des invendus) et donc correspondre à la somme totale des revenus, salaires et dividendes compris. Imaginons pour simplifier ici qu’il n’y ait que des salaires bruts. Le modèle classique dit que le prix d’équilibre entre cette demande de 1 milliard et cet offre de 100 000 salariés est de 10 000 euros par ans et par salarié. Effectivement, 10 000 x 100 000 = 1 milliard. Oui mais voilà, les personnes ne veulent pas travailler pour moins de 12 000 par ans. Aussi, les entreprises ne pouvant payer qu’un volume total de 1 milliard, la somme de personnes employables est d’environ 83 000 personnes (1 milliard divisé par 12000). C’est donc la « faute » aux salariés s’il y a du chômage, car ils veulent être « trop payés » par rapport au prix de marché… CQFD. Joli. Applaudissons. Prenons la théorie au mot : donc, une économie de marché verse un salaire égal à toute la population ? Le capitalisme serait-il un communisme qui s’ignore ? Il suffit en effet qu’il y ait des salaires au-dessus du prix de marché pour qu’il y ait dès lors du chômage. Dans notre exemple, imaginons que les 500 patrons de ce petit pays se versent des salaires de quelques centaines de milliers d’euros, pour un total de 300 millions d’euros. Il ne reste donc que 700 millions pour payer les salaires au prix de marché de 10 000 euros, soit donc 70 000 emplois. 29 500 restent sur le carreau. Oui mais, me direz-vous, le modèle marche toujours en réalité, il suffit de refaire le calcul en prenant en compte la part fixe du salaire des patrons. Le prix de marché tombe donc à 7 000 euros environ. Certes, certes, mais les managers, vont-ils toucher le même salaire que les ouvriers ? Non bien sûr, alors du coup en fonction de leur masse salariale à eux, le salaire de marché des ouvriers va encore baisser ? On retrouve là finalement quelque chose qui paraît proche de la réalité : le prélèvement excessif des riches dans la richesse nationales conduit à baisser le niveau de vie du reste de la population, ce qui est bien normal, puisque le PIB est une quantité finie, un « gâteau » fini selon la métaphore consacrée. Entendu. Mais donc, on ne peut pas dire que le chômage est « volontaire », que le prix du salaire est fruit d’une négociation sur un marché, qu’il est un prix fixé par une offre et une demande, et découle d’impératif économiques incompressibles : il est surtout l’imposition, par les plus riches, de salaires de misères pour les autres. La distribution des salaires est toute affaire de partage de la richesse et le modèle qui convient le mieux pour l’expliquer est un modèle de distribution des inégalités. Plus il y a des salaires élevés dans une économie, plus il faut des salaires bas pour compenser ; ou bien il faut que l’ensemble du reste des salaires baisse. Il n’y a donc pas, bien évidemment, une offre qui négocie d’une manière globale un niveau de salaires, mais de multiples offres et demandes, des multiples négociations, dans lesquelles les salariés bien souvent n’ont que peu de rapport de force, d’autant plus que leurs qualifications sont basses. Le modèle, on le voit, est valide en un sens (effectivement, on peut toujours trouver un prix d’équilibre entre une offre et une demande de travail donnée qui emploi tout le monde), mais absolument impraticable en pratique. Loin de moi cette expérience que je ne saurais voir ! clame l’économiste bien à l’abri dans son bureau universitaire ! Le problème essentiel est que le modèle décrit une situation générique et totalisée, alors que, dans le réel, il n’y a que des situations particulières et différenciées. Pour décrire la globalité qui n’est pas une totalisation mais une agrégation, il faudrait un modèle distributif, un modèle par exemple établissant la corrélation entre salaires et inégalités, corrélation directe et parfaite par ailleurs, puisque les inégalités sont entre les salaires et que le niveau de ceux-ci est corrélés à l’extension de celles-là. Tout est question de partage. Mais c’est là une affirmation « idéologique » qui serait inacceptable pour les économistes classiques qui sont décidément d’un certain côté de la barricade. Ils avancent une théorie pourtant tout autant idéologique : le chômage est volontaire, il faut flexibiliser l’emploi. C’est vrai : un chômeur est une personne qui n’accepte pas de travailler comme un esclave à un niveau de salaire qu’il considère injuste. Mais donc, posons la question clairement : les économistes néoclassiques sont-ils pour la paupérisation ? Je vois mal comment ils pourraient le nier.
Il y a néanmoins une autre façon de voir le chômage, dans le même cadre économique : il y a les gentils keynésiens. Oui, les keynésiens sont sympas, c’est bien connus : ils sont pour la relance par la demande, la richesse pour tous ! et même, dans leurs rêves les plus fous, pour l’euthanasie des rentiers… Des rentiers, peut-être, mais certainement pas du capitalisme ! La théorie keynésienne est tout aussi simple : s’il y a du chômage, c’est que la demande n’est pas assez élevée. Plus la demande augmente, demande comprenant l’investissement, plus la production augmente et donc plus il y a besoin de main d’œuvre tout autant qu’il y a le volume monétaire suffisant pour la payer. En gros, pas besoin de baisser les salaires, dit Keynes, il suffit d’augmenter la taille du gâteau. Certes, en effet. On voit que, dans le fond, le modèle est le même : il y a du chômage parce que à partir d’une certaine production donné, les entreprises ne peuvent pas payer plus qu’un certain volume de salaires. Il y a toujours des courbes de demande et d’offre : plus le volume de la production augmente, plus on peut payer de gens. La situation de plein emploi s’atteint lorsqu’on développe à leur maximum les capacités de production d’une population. Tant qu’il y a des chômeurs, il y a des capacités inexploitées. Le modèle est similaire, seule la stratégie change : le keynésianisme est adapté à une économie d’une croissance forte, dans laquelle il est possible d’atteindre un tel maximum de production, alors que la théorie néolibérale, développée par les monétaristes dans les années 70-80, est adaptée à un monde de croissance faible, dans lequel on a d’autre choix que de baisser les salaires, puisqu’il n’est pas possible de gonfler la production suffisamment. On comprend bien pourquoi, tout naturellement, c’est cette théorie économique qui s’est imposée ces dernières décennies. On comprend aussi que le keynésianisme n’est pas une solution viable dans l’avenir, car il est justement hors de question, désormais, à l’heure de la crise écologique majeure de l’anthropocène, de relancer des croissances fortes. Il faudrait plutôt entrer en décroissance ! Il existe pourtant une solution très simple au « problème » du chômage qu’évite soigneusement ces deux théories : le partage des richesses. Mais, dira-t-on, il ne suffit pas, pour qu’une entreprise embauche quelqu’un, qu’elle en ait les moyens : encore faut-il d’une part qu’elle en ait le besoin (il faut donc que la productivité ne soit pas trop élevée), d’autre part que les qualifications de la personne corresponde aux besoins de l’entreprise. Un fabriquant de pneu ne va pas embaucher un chirurgien simplement pour lui « donner » du travail… C’est là bien sûr une évidence. L’attention portée à ce problème de la « qualification » ou du « besoin des entreprises » correspond disons à une dernière familles de théories économiques sur le chômage que je n’ai pas évoqué ici. Ces théories se concentrent sur l’aspect pratique de l’emploi : un emploi répond à un besoin en « compétence » d’une entreprise. D’où les nombreux programmes développés depuis déjà quelques décennies de formation continue. Il faut se former toute la vie, nous dit-on, « s’adapter » au marché de l’emploi, avoir des carrières diversifiées, etc. C’est tout à fait pertinent, mais d’un autre côté, cela expose évidemment toute la vacuité de la proposition existentielle capitaliste : vivre pour le marché, vivre pour travailler. Choisir jusqu’à son métier, non par goût, mais en s’adaptant, c’est-à-dire se conformant, à la volonté d’un autre, en l’occurrence impersonnel, le marché. Un pas de plus dans l’aliénation. Que d’impasses n’est-ce pas ? Alors, qu’elle serait une solution digne de la vie humaine et d’une « civilisation » ? Civilisation qui se voudrait enfin sage et respectueuse de la vie ? On voit bien que cela va passer par une nécessaire redistribution des richesse qui ira au-delà du travail. Dans le cadre de l’économie marchande, plus encore l’économie capitaliste, il s’agira de revendiquer un revenu universel. Un tel revenu n’est rien d’autre qu’un outils de redistribution des richesses : on assure à tous ceux qui, à cause des mécanismes économiques précédemment évoqués, ne trouvent pas d’emplois, une subsistance minimale. C’est bien normal, puisque refuser un tel don serait provoquer l’existence de situation de quasi-esclavage, d’exploitation maximale, ce qui est humainement inadmissible. Puisque le système économique n’est pas, de lui-même, capable de réguler la distribution des inégalités à un niveau d’écart soutenable, il faut corriger le système par un outils de redistribution. Le revenu universel est un outils juste et efficace, qui protège véritablement les personne de la précarité, au contraire des outils partiels et incertains existant actuellement. Mais il existe d’autres solutions. Celles-ci impliquent le développement de structures économiques et de marchés non capitalistes. On peut aller même plus loin et sortir de l’économie marchande, ce qui ouvre des possibilités très intéressantes. J’explorerais ces pistes dans quelques autres articles à venir…
A.A.
Ouvrages généraux
- L’ouvrage sur lequel sont basées les analyses de cet article, qui expose les théories économiques classiques du chômage : Pierre-Noël GIRAUD, Principes d'économie, La Découverte, 2016.
- Un indispensable : la grande synthèse de Robert Castel sur le salariat et donc le chômage, son histoire, sa construction comme catégorie sociale, ses métamorphoses : Robert CASTEL, La Métamorphose de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard, 1995.
- Une bonne synthèse sur les travaux sociologiques sur le chômage, qui analyse la manière notamment dont l’État saisit cette catégorie sociale, mais aussi les représentations sociales que nous pouvons avoir sur les chômeurs : Didier DEMAZIÈRE, Sociologie des chômeurs, La Découverte 2006.
Quelques articles
- Un article qui explore le moment charnière de la fin du XIXe siècle qui voit l’apparition de la pratique systématique de dénombrement des chômeurs et de politiques publiques articulées autour de cette notion et sa gestion : Bénédicte RAYNAUD, « L'invention du chômage », Regards croisés sur l'économie2013/1, n°13, pp. 11-20.
- Une analyse d’ouvrage suffisamment approfondie pour donner un cadre général aux phénomènes historiques se déroulant autour du chômage à la fin du XIXe : Albert OGIEN, « Que faire de l'instabilité des faits ? Aux sources du chômage 1880-1914 », Annales1996, 51-3, pp. 539-549.
- Le cas particulier des États-Unis, toujours à la fin du XIXe : Alexandre KEYSSAR, « Le chômage et son histoire aux États-Unis », Les Cahiers du CRH (revue électronique)1991, 8.
- Enfin, un article d’économie sur les théories économiques du chômage qui prolonge les critiques que j’ai pu faire dans cet article : Michel de VROEY, « L'histoire des théories économiques sous le prisme de l'hétérodoxie. Une analyse critique de l'Histoire de la pensée économique de Ghislain Deleplace », Cahiers d’Économie Politique2001, 38, pp 115-133.
Quelques liens Wikipédia
- Pour avoir une vue générale de la pensée économique du chômage, l’article anglais “unemplyement” est une bonne base : en.wikipedia.org/wiki/Unemployment
- Les modèles économiques du chômage sont multiples mais je voulais partager celui-ci, très méconnu, le modèle NAIRU ou Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment, « Taux de chômage n’accélérant pas l’inflation », un indicateur qui cherche justement à définir un « bon » niveau de chômage dans le but de maîtriser l’inflation, objectif on le sait cardinal des politiques économiques néolibérales depuis le tournant monétariste des années 80. Ce modèle néokeynésien vise à justifier des politiques de gonflement de la masse monétaire sans créer de l’inflation, tant que le niveau de chômage est supérieur justement au niveau donné par l’indicateur NAIRU. Il n’en reste pas moins qu’un taux de chômage « naturel » est présupposé. fr.wikipedia.org/wiki/NAIRU
Articles connexes
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