Déconnomie I. La croissance

Rions en cœur des mythes du passé

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Illustration :  Titien, Le Châtiment de Sisyphe, 1548-1549. Huile sur toile, 237 × 216 cm.

“We accuse people of lacking common sense precisely when some representation of the situation has blinded them to a space of potentially relevant actions” Terry Winograd & Fernando Flores,Understanding Computers and Cognition, 1987 (1986), p.98.

 

Il m’est inutile de rappeler ici l’importance du dogme de la croissance pour la pensée économique contemporaine et le discours politique qui l’accompagne. Il ne faudrait pas toutefois oublier que la croissance, comme concept, structure aussi un imaginaire, lequel apparaît comme positif encore à beaucoup de gens aujourd’hui, quels que soient leurs milieux sociaux autant que leurs orientations politiques. La croissance est donc chargée de valeurs positives, unifiant l’économie et l’histoire dans un mouvement de progrès vers un plus grand bien-être pour nos sociétés. Dans un tel contexte, le concept de décroissance apparaît comme résolument négatif, rétrograde, voire arriéré : « ce serait revenir à l’âge de pierre ! » caricature-t-on ; cela demanderait des « efforts », disent les partisans même de cette évolution sociétale, acquiesçant à l’idée d’un amoindrissement, d’une diminution d’aspects qui restent flous et indéterminés. La décroissance est associée conceptuellement à l’idée de « perte » – perte de confort, perte de puissance, perte de possibles. Elle est aussi considérée comme à rebours de l’histoire : elle viendrait s’opposer au mouvement de progrès que nous vivrions depuis des siècles, pour accomplir un retour aberrant vers le passé.

Il est temps aujourd’hui de pulvériser avec joie ces inepties et de redonner sens aux mots que nous utilisons et qui sous-tendent nos imaginaires et de là, nos orientations politiques comme existentielles. Le retournement de valeur que j’appelle de mes vœux – véritable inversion des valeurs – est d’ores et déjà en train d’avoir lieu aujourd’hui. Petit à petit, se fait jour l’idée qu’il soit possible que nous nous soyons lourdement trompé·e·s et que la « croissance » qui obsède l’économie et que rabâchent sans cesse les politiques n’ait rien à voir avec l’imaginaire positif d’épanouissement de la vie humaine qu’évoque pour nous ce mot. Je vais montrer dans ce texte un fait très simple, qui n’a rien à voir avec une quelconque théorie économique ni même avec une remise en cause de l’état du monde actuel. Je me contenterai de discuter du sens des mots et, en explorant les significations du concept de croissance, nous aboutirons ensemble à la simple constatation que sous ce concept se trouvent en réalité plusieurs concepts, dont les significations s’avèrent profondément différentes. En d’autre termes – je m’adresse ici à celles et ceux qui « croient » au « bien » de la croissance – la croissance économique n’est pas ce que vous pensez qu’elle est. Elle n’est pas ce que vous concevez sous l’imaginaire positif que vous associez à elle. Ainsi, si la décroissance s’oppose effectivement à la croissance économique capitaliste, elle ne s’oppose nullement à l’imaginaire positif qui vous tient à cœur, bien au contraire, elle constitue même l’unique voie pour une continuation de l’épanouissement des sociétés humaines. J’utiliserai en vue de cela (pour les personnes que ça intéresse…) une approche similaire à celle de John Dewey qui différencie, dans Expérience et nature, le sens, la signification et la réalité empirique que nous pouvons saisir (les « faits »).

Partons de ce que désigne la croissance économique, puisqu’il s’agit du concept le mieux défini : la croissance économique désigne la variation positive de la production de biens et de services dans une économie sur une période donnée. Il s’agit donc d’une variation différentielle et quantitative de l’activité économique : dire qu’il y a eu croissance de l’économie signifie qu’à t1 la somme S1 le volume de production et d’activité économique est supérieur au volume S0 de production à t0. Il s’agit de mesurer un flux, le volume d’activité économique continu et non la somme totale des productions passées. Si ce point n’est pas évident pour vous, comprenez bien que si la croissance mesurait l’accumulation totale de biens produits dans une économie, elle serait en pratique toujours positive, même en temps de « récession » économique ! Si l’année prochaine, la production de mon pays s’effondre et qu’au lieu de produire 100 millions de baguettes par an je n’en produis que 50 millions, la somme totale de baguettes produites dans l’histoire de mon économie n’en reste pas moins supérieure à celle de l’année précédente. La croissance n’a donc rien à voir avec l’accumulation de biens, le « patrimoine », elle mesure le volume du flux de l’activité économique, le volume de la production au sens large du terme et désigne dès lors l’augmentation tendancielle de ce dernier. En pratique, le taux de croissance est calculé à partir de l’augmentation du PIB. Elle est mesurée chaque année sous la forme d’un indicateur appelé taux de croissance. Celui-ci cherche à calculer l’augmentation matérielle du volume de biens et de services produits chaque année dans une économie, mais comme cela est difficile (soit disant…), on mesure cette augmentation en volume au moyen de l’indicateur monétaire du PIB. Il faut donc corriger le PIB brut de l’inflation. Pourquoi ? Parce qu’autrement la croissance pourrait être simplement le résultat d’une augmentation des prix et non du volume réel de la production, comme l’explique très bien un petit fascicule didactique de l’INSEE. La croissance désigne donc, en pratique, en économie comme bien sûr dans les discours politiques, l’augmentation tendancielle du PIB d’une économie.

Le discours politique comme économique associe cette augmentation tendancielle du PIB à trois choses principales : le maintien de l’économie d’une part (la récession signifiant nécessairement une entrée en « crise » de l’économie et l’impossibilité dès lors d’un fonctionnement durable de celle-ci tant que « la croissance ne sera pas revenue »), le taux d’emploi d’autre part (résultat d’une corrélation entre volume de production et volume d’emploi) et enfin l’augmentation du bien être, voire du bonheur des populations. C’est ce dernier point qui m’intéresse ici, relativement à la structuration de l’imaginaire de nos sociétés. Cet imaginaire est un imaginaire du progrès, de la richesse, de l’humanisation des espaces naturels. Il constitue la narration de la modernité : depuis le XVIe siècle au moins, l’orientation de nos sociétés se structure autour de la maîtrise de la nature et de la multiplication des objets et des espaces fabriqués par la technique humaine. Certain·e·s appellent cela la « civilisation » et se glorifient se s’être rendu·e·s « maîtres et possesseurs de la nature » comme le disait Descartes. Civiliser, c’est construire des villes, des routes, mettre la nature et les êtres humains « au travail », à la production ; on défriche, on creuse des mines, on explore les terres vierges… La série de jeux vidéos Civilization et les nombreuses autres qui l’imitent est très représentative de cet imaginaire de la modernité occidentale. Le développement des infrastructures humaines va de pair avec celui des sciences, de la « culture » et de la production économique, richesse et commerce. L’espace « se remplie » littéralement, comme la carte de jeu de Civilization. Bientôt, nous aurons conquis toute la Terre! – nous aurons soumis toute la Terre devrait-on dire. Mais relisons plus attentivement la citation de Descartes : « Mais, sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, (…) j’ai cru que je ne pouvois les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes: car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie ; et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connoissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connoissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feroient qu’on jouiroit sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie » (Descartes, Discours de la méthode, tome I, sixième partie – je souligne les passages qui me semble essentiels). Dès l’origine nous le voyons, la maîtrise de la nature est associé au bien-être humain. S’élabore ainsi un imaginaire que l’on pourrait désigner comme technoscientifique, fondé sur la science physique et la production d’artefacts techniques, lequel se justifie en invoquant comme son but et sa raison d’être même l’augmentation du bien-être de la vie humaine. Remarquons au passage que Descartes ne semble pas avoir en vue le bien-être des sociétés humaines en tant que sociétés, mais plus directement celui des individus humains, en tant notamment que corps, invoquant la pénibilité du travail et la santé.

Cet imaginaire est mobilisé en permanence dans l’orientation de nos jugements et c’est à cause de celui-ci que nous ressentons avec douleur le mot de « décroissance ». La décroissance terrifie comme la Peste au Moyen-Age, non parce qu’elle est opposé à l’idée abstraite d’augmentation de la richesse économique, mais parce qu’elle vient briser, dans la psyché collective, ce beau récit de progrès. Il est possible – et l’on doit ! – relativiser ce récit, en faisant remarquer que l’idée de progrès absolu, comme critère général d’une société, est absurde et qu’il n’y a tout au plus que des progrès : progrès des mathématiques, progrès de la biologie, progrès de l’efficacité énergétique de la production, progrès de l’alphabétisation des populations, progrès de l’émancipation face à telles normes, etc. Néanmoins, sans même à avoir à faire cela ici, il est possible de briser l’association du progrès et de la croissance économique telle qu’elle est pensée par l’opinion commune aujourd’hui. En effet, il est évident que ce « progrès » qui suscite notre désir – appelons-le « épanouissement » des sociétés humaines – consiste soit en une accumulation de biens, de savoirs, d’œuvres, etc. soit une transformation qualitative de l’expérience. Or, je l’ai fait longuement remarquer précédemment : cette accumulation n’a rien à voir avec la croissance économique, mesure du flux continu du volume de la production, flux quantitatif qui d’autant plus éloigné de toute idée de transformation qualitative. Une sentence suffit à faire tomber le mythe, sans même avoir besoin de déplacer la discussion sur le terrain du qualitatif : l’accumulation de biens peut se poursuivre en décroissance économique. La décroissance signifie seulement cela : diminuer le volume global de production, le flux de consommation de ressources et d’énergie, non pas l’accumulation de biens ! Un tel sens du concept serait d’ailleurs tout à fait absurde : en effet, pour diminuer la quantité de biens accumulés, il faudrait logiquement que le flux de production soit négatif ! Autrement dit, non seulement qu’on ne produise plus rien, que l’on ait plus aucune activité économique, mais que l’on détruise activement les biens que nous possédons aujourd’hui.

Le discours des décroissants sur la croissance a souvent été un discours qui cherchait à relativiser la notion de progrès. A juste titre sans doute, mais cela n’est pas la question. La décroissance s’oppose à la croissance en terme de flux de production, non en terme d’accumulation. Le volume total des biens, du patrimoine que crée les sociétés humaines continuera d’augmenter avec la décroissance, mieux, il pourrait augmenter plus rapidement qu’aujourd’hui ! On atteint là le summum de l’ironie absurde et par là même de l’hilarité : il se trouve vraisemblablement qu’une économie en décroissance ne se contente pas de préserver l’accumulation de savoirs et d’œuvres humaines mais augmente la vitesse de cette accumulation, son flux. Je prendrais un exemple pour illustrer ce fait, qui constitue un possible contingent et non une conséquence nécessaire d’une économie en décroissance. L’économie actuelle repose sur l’augmentation du flux de la production. Or, cette augmentation est pensée comme devant être supérieure à celle de la population, sans quoi – nous dit-on – le niveau de vie (et donc de bien-être) serait stationnaire. Or, ce que l’on souhaite avec la croissance économique, c’est augmenter ce niveau de vie, augmenter la productivité par exemple, augmenter le nombre de biens consommés par personne encore, ce qui va de pair. Si la production augmente en effet plus vite que la population, la consommation par personne doit – de fait – augmenter : chaque consommateur consomme de plus en plus de biens chaque année (d’où soit-disant l’augmentation de son bien-être!). Pour cela, il n’y a que deux solutions possibles : soit augmenter le nombre de types de biens consommés par les personnes, soit augmenter le nombre de biens de chaque type que consomme chaque personne. Soit par exemple une personne, en plus d’acheter chaque année une paire de chaussure, achète en plus des lunettes de soleil, soit elle achète chaque année une paire de chaussure de plus que l’année précédente. Nos économies jouent naturellement sur les deux tableaux, d’une part en proposant toujours de nouveaux services (on livre les courses à domiciles, puis les repas de restaurant, etc.), d’autre part en stimulant la consommation régulière d’un bien, en proposant par exemple chaque année un nouveau modèle de téléphone, en multipliant les périodes de soldes ou tout simplement les collections de saisons vestimentaires, etc. Ce dernier phénomène est intéressant : il comprend ce que l’on appelle l’obsolescence programmée. Plus largement, il s’agit simplement de diminuer la qualité des biens afin qu’ils soient jetés ou détruits plus rapidement et qu’il soit ainsi nécessaire de les remplacer et donc de stimuler la production. Une économie de la décroissance cherche naturellement l’exact inverse : elle est basée sur une optimisation de la consommation de ressources et d’énergie en rapport à une somme finie et limité autant qu’il est possible de besoins – tout le contraire de la logique actuelle qui consiste à maximiser les besoins afin d’assurer une augmentation infinie du volume de production et donc du flux de consommation de ressources et d’énergie. Dans une telle économie, au service des besoins humains (et non l’inverse), on tentera de maximiser la qualité des produits finis afin qu’ils durent le plus longtemps possibles, soit directement dans une confection plus soignée, avec des matériaux plus nobles, etc. soit en les rendant facilement réparables. Ainsi, il devient possible, sur le long terme, d’accumuler plus de biens, ceux-ci durant plus longtemps. Dans l’économie actuelle, la production de nouveaux biens est en effet diminuée du nombre considérable de biens que l’on jette par ailleurs, ce qui limite l’accumulation. Bien sûr, c’est là une conséquence purement logique, possible formel, qui dépend en pratique des valeurs concrètes des facteurs. Il est probable qu’une économie de la décroissance ne permettra pas autant que l’économie actuelle la possession anarchique de biens, par exemple le fait d’avoir trente paires de chaussures. En revanche, sur d’autres types d’objets comme les meubles, elle permettra sans doute une augmentation des possessions des plus pauvres du moins : au lieu de devoir racheter à chaque génération voire à chaque nouvel appartement ses meubles Ikea, l’on pourra transmettre de génération en génération les ouvrages d’art qui constitueront notre mobilier (du bon bois dure des siècles rappelons-le…).

Pour terminer j’aimerai rappeler le sens retrouvé des concepts que j’ai utilisé dans ce texte, avant de conclure. La croissance (économique) désigne l’augmentation du flux du volume de la production, pour une période de temps donnée, elle implique l’accroissement de la consommation de ressources et d’énergie terrestre. La décroissance (économique) désigne la diminution de ce flux. L’accumulation désigne tout phénomène qui accroît une quantité en valeur absolue, indépendamment du temps et donc de la vitesse d’accumulation. La croissance économique ne signifie pas nécessairement l’augmentation de la vitesse d’accumulation des biens, car l’augmentation de la production peut-être contrebalancée par l’augmentation de l’obsolescence des biens, l’augmentation de la destruction des biens (les jeter par exemple). L’épanouissement des sociétés humaines désigne tout autre chose et peut être associé aux idées de bien-être, de progrès, de connaissance ou que sais-je encore, selon les critères que vous choisissez. La thèse que je défend ici est très simple, elle se résume en une phrase : croissance, accumulation et épanouissement sont des phénomènes qui ne dépendent pas les uns des autres. La croissance ne garantie en rien l’accumulation, même si ce peut-être le cas à court terme. L’accumulation n’assure aucunement l’épanouissement des sociétés et des êtres humains, bien qu’un lien existe assurément entre les deux, du moment que l’on conçoit l’accumulation comme autre chose que l’accumulation de biens matériels. Ni l’accumulation ni – encore moins – la croissance n’implique l’augmentation de épanouissement et inversement. Ainsi, la décroissance ne menace ni l’accumulation de savoirs et d’œuvres humaines ni l’épanouissement de nos sociétés. Pensée comme outil dans une vision plus large des sociétés humaines, de leur devenir historique actuel et de l’économie, elle est tout le contraire, je le pense et constitue l’une des clés qui nous permettra de retrouver la vitalité de nos sociétés. La vie humaine, dans les temps qui sont les nôtres, dépéri. Nos sociétés plongent dans une anomie apathique et désespérée, n’ayant pour horizons que leur propre destruction. Retrouver notre puissance, au sens d’un épanouissement des possibilités que nous offre notre être, doit constituer le cœur de l’orientation de nos sociétés futures. Ce sera retrouver notre puissance de création, notre puissance d’imagination, notre puissance d’amour, notre puissance de connaître, bref, notre puissance de vie – de vivre devrais-je dire. Cette augmentation de puissance passe, je le montrerais dans de nombreux autres textes, par une réorientation fondamentale de nos sociétés et notamment par l’abandon de la course absurde à la croissance économique, indicateur vide de sens et, en revanche, cause de conséquences concrètement néfastes pour ne pas dire apocalyptiques sur notre monde, désespérément humain…

 

A.A.

 

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