Déconnomie II. L'investissement

Rions en cœur des mythes du passé

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Illustration :  The Internet. @Peter Williams

“We accuse people of lacking common sense precisely when some representation of the situation has blinded them to a space of potentially relevant actions” Terry Winograd & Fernando Flores,Understanding Computers and Cognition, 1987 (1986), p.98.

 

« Mais l’impôt, lorsqu’il est trop élevé, prive notre économie des ressources qui pourraient utilement s’investir dans les entreprises, créant ainsi de l’emploi et de la croissance » (Emmanuel Macron, Lettre au français, 13 janvier 2019). Et d’enchaîner : « Nous ne reviendrons pas sur les mesures que nous avons prises pour corriger cela afin d’encourager l’investissement ». La rhétorique est bien ficelée : l’investissement est source d’emploi et de croissance. Les entreprises se développent et se créent par celui-ci, ce qui augmente leur taille et donc leur besoin de main d’œuvre et bien sûr augmente leur chiffre d’affaire et donc le PIB, créant de la croissance. Mais en quoi l’impôt nuirait-il nécessairement à l’investissement ? S’il est possible d’affirmer cette liaison causale, c’est en raison d’une prémisse implicite, qui pose l’investissement comme essentiellement privé. En réalité bien sûr l’investissement peut tout autant être public, et si ce dernier n’est même pas pris en compte dans le raisonnement libéral, c’est en vertu d’une autre prémisse dissimulée : l’argument éculé avancé une fois de plus par Macron pose l’investissement privé comme plus utile que l’investissement public. Ce dernier ne pourrait-il pas pourtant créer des emplois lui aussi ? Plus encore que le privé de surcroît, ce dernier étant réputé optimiser la main d’œuvre de façon plus optimale que le public, autrement dit, diminuer d’autant plus le volume de celle-ci ? L’investissement public, certes, crée moins de croissance directe, puisqu’il n’a pas pour but le profit monétaire, autrement dit la maximisation de son chiffre d’affaire, or c’est à partir de ce volume monétaire qu’est calculé le PIB. Mais la croissance est-elle d’une quelconque importance ? J’en ai touché quelque mots dans un texte précédent. L’argumentation du pouvoir, promouvant l’investissement privé, pourrait donc être attaquée de toute part, en son articulation même. Pourtant, ce n’est pas ce à quoi je m’attellerai ici. Je préférerai déconstruire la rhétorique néolibérale plus profondément, sur l’idée essentielle posée par tous les discours comme une évidence : « l’investissement, c’est bien ». Non, l’investissement, ce n’est pas « bien » en toutes circonstances et non sous toutes ses formes. Plus, l’investissement privé soutient directement les deux plus grands maux résultant du capitalisme actuel : la concentration toujours plus grande des marchés dans les mains de grands oligopoles capitalistes – les multinationales – ainsi que la destruction massive des écosystèmes planétaires suite à la construction frénétiques d’infrastructures techniques et industrielles. L’investissement est un simple outil, qui, en lui-même, ne porte pas d’orientation de ses utilisations, de la même façon qu’une hache peut être utilisée pour fendre une bûche autant qu’un crâne. Il est l’outil essentiel des politiques du capitalisme industriel extractiviste et sa maximisation ne signifie qu’une seule chose : la maximisation de la puissance capitaliste et la maximisation de la destruction des écosystèmes naturels. Ces affirmations que j’avance ici ne nécessitent qu’une très courte démonstration, tant elles découlent directement de la définition même de l’investissement. La simple bonne compréhension de ce que représente ce terme dans la réalité du monde physique et social suffit à manifester clairement ses conséquences. Mon exposition portera uniquement sur l’investissement privé, puisque c’est celui qui nous intéresse, autant qu’il intéresse l’économie libérale.

La définition de l’investissement est extrêmement simple : « l'investissement est l'opération qui vise soit à maintenir, soit à accroître le stock de capital [monétaire bien sûr] d'un agent économique ». Entre donc dans la catégorie d’investissement l’achat de biens immobiliers (lesquels représente une augmentation du capital), l’achat de moyens de production (un tracteur par exemple pour cultiver un champ plus efficacement), l’achat de produits financiers qui sont considérés comme du capital (c’est-à-dire un volume d’argent susceptible de rapporter une plus-value), mais aussi les dépenses marketing ou publicitaires, lesquelles sont supposées assurer une augmentation des ventes en retour. En d’autre termes, toute dépense monétaire assurant, à terme, la continuité ou l’augmentation des revenus d’un agent économique peut être considérée comme un investissement. Les théories classiques en économie reconnaissent différentes catégories d'investissements ; pour les besoins de mon exposé, je le différencierai pour ma part en investissement de maintien et d’expansion. L’investissement de maintien comprendra l’investissement de remplacement, ayant pour but de maintenir simplement le niveau d’activité en renouvelant le matériel usagé par exemple et l’investissement de modernisation, visant à accroître la productivité en introduisant des équipements plus modernes et plus perfectionnés, mais toujours en l’idée d’un niveau d’activité stable. L’investissement d’expansion comprend tout investissement ayant pour résultat l’augmentation du volume d’activité d’une entreprise, volume physique et non simplement monétaire comme peut l’être l’augmentation du capital. Tombera en cette catégorie le rachat d’un concurrent, la création d’un nouveau point de vente ou d’une usine supplémentaire, une campagne publicitaire ayant pour but d’augmenter notablement le volume des ventes, etc. Cet investissement d’expansion à donc pour finalités deux phénomènes économiques, l’un essentiel, l’augmentation du chiffre d’affaire de l’entreprise et l’un éventuel, l’augmentation des parts de marché qu’elle contrôle, qui ne s’opère que si la taille du marché n’augmente pas d’autant que l’activité en croissance de l’entreprise sur le marché considéré. Ce second phénomène est néanmoins, in fine, inéluctable à l’augmentation continue du volume d’activité d’une entreprise située sur un marché donné ; en effet, le marché d’un bien n’est pas extensible à l’infini : il arrive un moment de saturation, relatif à une territorialité, auquel la quantité de biens consommés sur un territoire donné n’augmentera quasiment plus. En d’autres termes, une fois que tout le monde dans un territoire a acheté une voiture, le nombre de voitures en circulation à un moment donné est relativement stable… Dès lors, si un constructeur automobile accroît sa production à destination de ce territoire, cela signifiera seulement qu’il augmentera ses parts de marché sur celui-ci, autrement dit, le pourcentage de voitures qui lui seront achetées sur le total de voitures consommées chaque année. Il aura ainsi « capturé » un part croissante du marché, diminuant d’autant les parts de ses concurrents directs. La concentration d’un marché mesure la répartition d’un marché entre les différentes entreprises présentes sur celui-ci : moins il y a d’entreprises se partageant un marché, plus sa concentration est élevée ; par ailleurs, la concentration est d’autant plus élevée qu’une grande part du marché est détenue par un petit nombre de grandes entreprises, quelque soit le nombre de petits agents économiques se partageant les « miettes » restantes. La concentration est généralement calculée relativement à des marchés spécifiques, c’est-à-dire un type de bien ou de service donné, par exemple le marché des magasins de ventes au détail, ou le marché de la production agricole… Mais l’on peut aussi utiliser cet outil de façon plus abstraite, relativement au PIB d’un territoire, la concentration mesurant dès lors la part du PIB détenue par l’entreprise, en d’autres termes, l’emprise d’une entreprise sur l’économie globale de ce territoire et donc sa puissance vis-à-vis des autres agents économiques du territoire. C’est en ce sens que j’utiliserai le terme de concentration dans la suite de mon propos ; je parlerai de « concentration de l’économie » en général, pour désigner le ratio des multinationales vis-à-vis des petits agents économiques.

Traduisons tout cela en termes écologiques et macro-économiques : tout investissement d’expansion consiste donc, soit, en l’augmentation de la concentration de l’économie, soit, en la destruction d’écosystèmes naturels. En effet, un investissement d’expansion consiste soit à acheter des infrastructures techniques existantes, par exemple le rachat d’un concurrent suivant la dynamique des fusions-acquisitions ou des terrains qui auparavant appartenaient à des personnes privées ou au public, soit à construire de nouvelles infrastructures techniques. Or, il faut rappeler une évidence : toute construction technique implique la destruction d’au minimum une portion d’un écosystème naturel. Toute production technique utilisant des ressources minières implique l’extraction de ces ressources et donc une activité minière : celle-ci, même souterraine, aura un impact écologique non négligeable, ne serait-ce que par ses infrastructures externes (lieux de traitement des roches extraites, infrastructures de transport des minerais et bien sûr, consommation d'eau, de beaucoup d’eau, nécessaire à l’extraction des minerais de la roche…). Par ailleurs, plus généralement, toute construction humaine à la surface du globe, même la plus « écologique », implique la destruction d’une fraction de « nature » : je construis une nouvelle maison, ne serait-ce qu’un chemin de terre traversant mon jardin ? Je détruis pour cela l’herbe et les fleurs qui occupaient cet espace précédemment, habitat de myriades d’animaux. Il ne s’agit pas de dire que toute construction humaine est nécessairement néfaste pour la biodiversité : ce serait faux, puisque nous pouvons bien sûr agir de façon à multiplier les niches écologiques sur un territoire, malgré le réagencement de celui-ci ; tuer un peu pour intensifier la vie en retour. En revanche, la maximisation des infrastructures techniques, autrement dit, l’augmentation toujours plus grandes de la surface d’un territoire occupée par des infrastructures humaines, est foncièrement néfaste aux écosystèmes naturels. Notre but devraient être au contraire de minimiser l’espace que nous occupons à la destination des activités humaines, pour laisser le maximum d’espace aux autres êtres vivants. Il se trouve que ceux-ci n’ont pas besoin de nos investissements économiques pour prospérer : si le jardinier peut avec succès enrichir la biodiversité de son jardin, cela ne demande que très peu d’investissements techniques ; essentiellement, plutôt, du temps et de l’intelligence. L’investissement visant l’extension des infrastructures techniques humaines est donc une dynamique fondamentalement ennemie du vivant. La maximisation de l’investissement ne correspond ainsi qu’à une seule chose : la maximisation de la croissance économique. Si le flux des activités économiques doit toujours s’accroître, alors bien sûr, il nous faut toujours plus investir afin de soutenir cet accroissement. Or, l’augmentation de ce flux ne signifie qu’une seule chose aujourd’hui : l’augmentation de l’extraction de ressources naturelles ainsi que l’augmentation de la surface des territoires destinés à l’activité humaine, aujourd’hui essentiellement industrielle, et donc, la destruction de fraction toujours plus grandes des écosystèmes naturels : diminution tendancielle de l’espace encore disponible pour la vie des non-humains.

Lorsque cette expansion des activités d’une entreprise n’empiète pas plus encore sur le territoire de la multitude du vivant, elle s’effectue au détriment de ses concurrents directs humains : c’est le phénomène de concentration économique. L'évolution des marchés montre une évolution tendancielle vers la concentration, processus intensifié depuis les années 80 et le tournant néolibéral. L’émergence de nouveaux concurrents, à la faveur de nouveaux investisseurs ou d’innovations disruptives ne change rien à cette tendance et, tout au plus, ralentit le phénomène. J’appellerai l’investissement ayant pour résultat une augmentation de la concentration du marché peut être dénommé investissement de capture ou investissement prédateur : en effet, il s’agit de capturer de nouvelles parts de marché à ses concurrents, mais aussi, plus concrètement, de capturer des infrastructures, des biens, du patrimoine, des territoires. Une chaîne d’hypermarché « capture » un territoire lorsqu’elle ouvre un nouveau magasin quelque part : elle capture à la fois une infrastructure (un terrain, un bâtiment) et des parts de marché associées à ce point de vente. Elle capture ainsi une partie du volume monétaire du territoire considéré, espace associé à ses consommateurs. Ce volume monétaire « capturé » sera non-disponible pour les concurrents de l’hyper-marché, comme pour les petits commerces du territoire. L’investissement par expansion est donc avant tout une opération de capture d’infrastructures et de parts de marché mais aussi et en conséquence, une opération de prédation sur les agents économiques les plus faibles. En effet, les flux monétaires ainsi capturés deviennent dès lors indisponibles aux autres agents économiques d’un territoire et donc, conduit un certain nombre d’entre eux à la faillite. Certes, la croissance compense très légèrement cette prédation, permettant à de nouvelles consommations de se créer sans diminuer les consommations précédentes. Mais bien évidemment, ce n’est pas 3% de croissance qui suffisent à contre-balancer les processus de prédations des grands agents économiques, autrement plus agressifs. C’est ce que l’on constate empiriquement sans aucune ambiguïté. On observe une très forte concentration dans presque tous les marchés économiques actuels. D’une façon générale, l’existence de multinationales toujours plus énormes et florissantes au niveau mondial témoigne directement de la concentration accrue de notre économie. Ce processus ne peut s’arrêter de lui-même : en effet, plus un agent économique grossit, plus il possède de puissance d’investissement et donc, plus il grossira. Sa puissance prédatrice augmente d’autant plus à mesure de ses captures. Les gros deviennent toujours plus gros et les petits de plus en plus rares… Cette règle tire sa source dans l’un des éléments les plus fondamental de nos économies : le fait que l’argent représente du pouvoir. Plus un agent économique augmente le volume de ses bénéfices, plus il peut « faire de choses » et donc agir sur le monde et contre ses concurrents. L’innovation et la concurrence ne sont d’aucun secours face à une tendance si profonde et si essentielle : il est vrai qu’un marché, même fortement concentré, d’autant plus qu’il se concentre il est vrai, se révèle favorable à l’irruption de nouveaux agents économiques. Mais pas n’importe lesquels, bien évidemment. Un acteur trop gros manquera certes de flexibilité et de réactivité face à des agents innovants et disruptifs, mais une trop petite structure économique sera tout simplement immédiatement happée par les agents en place…ou purement écrasée. Si elle parvient elle survivre, ce ne sera qu’à la condition, impérative, de se hisser au niveau des forces en présence sur le marché et donc d’atteindre une taille minimale. Ainsi, les marchés économiques actuels poussent l’ensemble des structures économiques à grossir tendanciellement. L’engraissement est la condition de la survie dans la « jungle libérale », dans laquelle seules les entités suffisamment puissantes survivent. Tout agent qui reste stable finira par décliner, non seulement de par la dynamique économique de ses concurrents expansionnistes qui ne cesseront d’augmenter, par rapport à lui, leur puissance, mais aussi à cause d’une dynamique sociale : le consommateur comme la consommatrice est friande de changement. Un agent économique « stable », qui ne se « renouvelle » pas, apparaît très vite comme « ringard », moins attractif face aux nouveaux produits et services, tous beaux, tous pimpants. Les dynamiques structurelles, tant sociales qu’économiques, poussent donc tous les agents économiques à la course à la prédation, donc à l’investissement d’expansion, donc au profit. Et par suite, à la minimisation des coûts, donc à la diminution de l’emploi ou à l’augmentation de la pression sur les salarié·e·s (on appelle ça la « productivité ») et bien sûr, la maximisation des destructions environnementales, puisqu’il sera toujours plus coûteux de ne pas polluer que l’inverse…

Apparaît donc encore une fois la vacuité des discours du pouvoir. On présente, au moyen de raccourcis conceptuels considérables, une seule face de la réalité. Il est vrai, sans nul doute, que la création du centre commercial géant d’EuropaCity créera des emplois et de la croissance… Mais la question n’est pas là, la question est : qu’allons nous perdre en retour ? La rationalité économique, reposant sur l’universalité du calcul coût-bénéfice, si elle était véritablement appliquée, non au champ monétaire seul mais à l’ensemble des dimensions de la vie et du social, montrerait l’évidente non-rentabilité de la plupart des projets économiques actuels, tel qu’EuropaCity. Ceux-ci détruisent infiniment plus qu’ils ne créent : ainsi, nous ne sommes nullement « en développement », nous sommes assurément aujourd’hui en déclin, détruisant partout systématiquement nos richesses et notre qualité de vie. Avec quel zèle détruisons-nous partout notre monde social comme écologique ! C’est là une entreprise qui mérite à coup sûr notre admiration. Tant d’application minutieuse, tant d’énergie vivante et partout débordante, tant de calculs compliqués et de plans longuement imaginés, tant de travail et de sueur, tant d’investissements…pour ça ! Pour si peu, si peu face à tout ce que nous perdons. La solution à cette dynamique débile n’est bien évidemment pas de l’intensifier (!) : c’est ce que nous proposent politiques et grands patrons lorsqu’ils louent aujourd’hui l’investissement. La réponse ne peut être qu’une réorientation de nos buts, de nos manières de voir le monde et d’évaluer nos actions. Où et en quoi devons nous investir notre énergie, notre travail, ainsi que notre argent ? Voilà la seule question qui mérite d’être posée concernant l’investissement économique, simple moyen instrumental aux services de fins qui, seules, sont déterminantes.

 

A.A.

 

Pour aller plus loin:

Vue générale :

  • Preuve de plus de la vacuité de l’économie orthodoxe, on trouve très peu d’études globales ayant pour but essentiel l’analyse de la concentration des marchés économiques sur le temps long. Néanmoins, de nombreux indicateurs permettent de mettre en évidence le phénomène, comme par exemple la répartition de l’emploi suivant les tailles des entreprises. Ce rapport de l'Insee montre comment « la part de l’emploi dans des entreprises de plus de 1 000 salariés augmente dans tous les secteurs étudiés entre 1985 et 2006 » (lire la section « L’industrie : des établissements plus petits, dans des entreprises plus grandes »).
  • Je cite à nouveau cet excellent article de l’Observatoire des multinationales, expliquant globalement le phénomène de constitution de marchés oligopolistiques.

Le commerce de détail :

Agriculture et agroalimentaire :

Autres cas particuliers :

D’autres études plus générales :

Articles connexes

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Articles réponses

Si vous souhaitez exprimer des désaccords vis-à-vis de ce texte, de façon approfondie et développée, je vous invite à écrire un article « réponse ». Ce sera l'occasion d'entamer un dialogue soutenu et fécond, et de constituer une ligne de contre-points aux articles connexes.
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