N’est-ce pas, plus encore que les corps aujourd’hui, les esprits qui sont en quarantaine, et ce depuis plus de deux semaines ? C’est après une ultime discussion avec un ami aussi pessimiste que borné qu’exaspéré, j’ai décidé de mettre sur papier quelques propositions, certes inachevées et brouillonnes, ne visant cependant qu’à une chose : féconder l’imagination de mes lectrices et lecteurs. Quel mortel ennui que d’écouter toujours les mêmes oppositions ! Une révolution d’un côté ; de l’autre transformer les institutions « de l’intérieur ». Quelle barbe ! que de toujours se trouver face soit, à un·e idéaliste forcené·e prêt·e à faire sauter les raffineries dans l’attente fébrile d’un effondrement apocalyptique, soit face à un·e bobo persuadé·e que le monde évolue pour le mieux avec la nouvelle offre de machin qui propose des plats bio en livraison à domicile, quand ce n’est pas affronter le pessimisme paralysé de la grande masse qui attend « que ça pète » ou bien sagement « l’effondrement » (salvateur ?). Je vais voter ? Je vais pas voter ? Les colibris ça sert à rien ! Le changement est d’abord intérieur ! Le capitalisme et la technologie sont incompatibles par essence avec l’écologie. Il faut que tous le monde collabore, même les multinationales, <3, hastag tousensemblepourleclimat ! DECROISSAAAANCE ! Convergence (des luttes) ! Parlement des non-humains – mais où est donc passé le représentant du corona, confiné ?! Alors certes, toutes ces paroles et ces discussions ne sont pas vaines, elles ont participé à l’émergence et la consolidation d’une prise de conscience dans nos sociétés, laquelle dépasse les clivages habituels entre milieux sociaux. Néanmoins, les actes ne sont-ils pas encore dérisoires face au défi ? Tout le monde s’accorde pour le reconnaître. Et alors ? On cooon-tiii-nuuuuue ! On s’accroche comme des bulots à nos petits récits qui tournent en boucle, à nos auteurs et autrices fétiches, à nos « convictions »… Surtout, on n’imagine pas trop ! Faudrait pas passer pour un·e loufoque ! Surtout rester dans les clous du respectable, fusse celui de la bande d’anarchistes qui m’entourent. Ne pas briser les tabous ! Ne pas déroger à la doxa. Ne pas parier. Ne pas s’illusionner. Ne pas se tromper. Ne pas… Alors trêve de blabla et décochons les flèches ! Que dis-je, sortons la sulfateuse ! …de petites graines d’idées gentilles et souriantes ! Pêle-mêle, dans une joyeuse désorganisation, comme le parterre de fleurs d’un pré de printemps…
5. Créer des communautés de producteurs-consommateurs
Les AMAPs sont un exemple de telle communauté. Le principe est simple : au lieu de situer l’activité économique sur un marché mettant en relation des individualités (une addition de producteur·trice·s d’un côté et une addition de consommateur·rice·s de l’autre), il s’agit de la situer à l’intérieur d’une communauté sociale. Un système d’obligation lie dès lors le groupe producteur et le groupe consommateur, lesquels, conservant leur autonomie, institue entre eux une relation de réel échange et non simplement de clientèle. Le groupe consommateur s’engage à assurer l’indépendance économique des producteurs sur une année par exemple et le groupe producteur d’assurer la satisfaction des besoins sur une catégorie de biens. L’important est que le salaire des producteurs soit fixé politiquement dans une négociation collective et que le volume de production ne soit pas ni mesuré ni fixé. Bien sûr, nul n’est besoin de se limiter aux AMAPs et à la nourriture, il est possible d’imaginer des communautés de types différents qui échangent tous types de biens mais aussi de services. Les GAS (gruppi di aquisto solidale) nés en Italie dans les années 90 sont un autre exemple de telles structures sociales-économiques.
Il s’agit en quelque sorte de communes déterritorialisées. L’idéal reste bien sûr la commune, laquelle sur un territoire donné, sur un lieu, s’organise dans une communauté de producteurs s’engageant mutuellement dans un groupe d’échange. Mais au sein de l’infrastructure techniques et territoriale actuelle, il est judicieux de créer aussi ces groupements déterritorialisés. Ces groupements peuvent mettre en relation la production de tout un tas de types de biens différents. Dans le cas de la communauté de producteurs (chaque personne produit quelque chose et possède donc « quelque chose à échanger », ce peut être un service ou du travail), il devient possible de démonétiser complètement les échanges, du moment qu’il est possible pour chaque « unité de production » (la production combinée de producteur·rice·s d’un bien/service considéré) d’assurer la demande du groupe dans son entier. Les besoins de tous sont assurés et le plus raisonnable est que chacun conserve une partie de sa production destinée à la vente monétaire en dehors de la communauté (d’autant plus minime que la communauté s’agrandit et assure l’accès à un nombre de biens/services plus important), histoire de s’assurer de quoi participer au marché global capitaliste. Une telle communauté peut-être composée de Pierre et Léa, maraîchers à Trouville qui fournissent une partie des légumes, Amandine, autre maraîchère à Ailleurs qui fournit une autre partie des légumes, Claire agricultrice à Ailleurs qui fourni le blé, Jacques à Labancor qui tient un bar, et Abdel qui fait des cosmétique à Trouville. L’idée est simple : chacun·e des 6 producteur·rice·s du groupe s’engage à fournir gratuitement les autres suivant leurs besoins (sans limite donc, mais bien sûr on compte sur l’honnêteté et la responsabilité des gens, des questions sociales qui se règlent collectivement), sans qu’il y est mesure des valeurs échangées (telle année Jacques aura fournit 70 bières et 30 verres de vin à Claire en échange de 300 kg légumes toute l’année alors que ce sera 120 et 50 l’année suivante pour une quantité de légumes légèrement inférieure…). La valeur des biens et service échangés est donc très variable et cela n’a aucune importance, puisque l’objectif est d’assurer les besoins de tous sans mesure. Bien qu’une certaine proportion dans les efforts de travail de chacun se doivent d’être instituée, ce n’est pas vraiment un problème au sens où de toute manière les capacités de production de chacun excède largement la part qui est engagée dans la communauté. Toutefois, cette part dédiée à la communauté augmentera à mesure que cette dernière s’agrandira, en corrélation avec l’augmentation du « panier » de biens et services fournis. Pour que ça marche, il faut que chacun soit « large ». C’est donc une tout autre structuration de la gestion monétaire et comptable des personnes qui est nécessaire dans cette structure économique. Les personnes doivent épargner beaucoup et toujours se trouver en dessous de leurs réelles capacités de production comme de consommation. Mais n’est-ce pas là le modèle des « sociétés d’abondance » telles que décrites par Marshall Sahlins ?
Que de fois, dans le milieu des militants anticapitalistes, on entend cette expression, « sortir du capitalisme » ! Elle est absurde autant qu’aveugle : c’est déjà fait ! Plutôt, le capitalisme n’a jamais été une structuration totalitaire de la société (et heureusement !) : il n’a jamais structuré l’ensemble des pratiques sociales, bien qu’il tende visiblement à cette finalité par l’extension illimité des marchés à l’ensemble des aspects de la vie humaine. Néanmoins, face à cette tendance se sont développées de nouvelles pratiques et structures économiques non capitalistes : c’est le cas des AMAPs. Une AMAP - et l’on ne saurait trop appuyer l’importance de ce point - est non capitaliste. Elle s’affranchit de deux mécanismes essentiels du capitalisme : premièrement, pas de prix de marché mais un prix de contrat entre les producteurs et les consommateurs, secondement, on ne paie pas les marchandises mais le travail. Et c’est révolutionnaire ! C’est là un pas de géant, tant économique que psychologique : accepter en effet, en tant que consommateur, de payer un prix fixe pour une quantité de marchandise fluctuante tout autant que d’une diversité inattendue, voilà qui est tout à fait inverse de la logique du choix et de l’optimisation de la rentabilité de la consommation capitaliste. Payer le travail et non la marchandise extrait le prix des mécanismes de marché pour le subordonner entièrement au social et à la négociation collective. Intégrer cette structure économique à une véritable communauté de vie entre consommateurs et producteurs entretenant des liens d’obligations réciproques (et non pas constitué par la juxtaposition de contrats « capitalistes » purement économiques) extrait le travail d’un marché et du statut de marchandise. L’économie, dans se modèle, est intégrée (embedded) au social, comme c’était le cas dans les économies domestiques pré-capitalistes (au Moyen-Age par exemple). Et le(la) premier·ère qui me rabâche « mais c’est pas généralisable le modèle de l’AMAP ça restera des petites initiatives loca… » – je lui fait bouffer les trois tomes du Capital page par page !!! Oui une AMAP c’est toujours local, c’est le principe nom de Dieu ! Et oui c’est complètement généralisable, à l’exception des très grandes villes qui peuvent néanmoins construire des structures économiques sur les même principes que l’AMAP. La Rome antique fournissait gratuitement la plèbe en céréales. Ainsi il est possible d’associer Paris à une superficie agricole régionale qui sera consacrée à son approvisionnement. Il est possible d’assurer à ces agriculteurs des revenus fixes payés par une structure (État, ville, association…) ou bien un système par exemple d’abonnement lequel donne droit à soit des paniers de légumes fournis, soit une certaine quantité d’achat hebdomadaire, etc. A cette base fixe, assurant à tous une nourriture de subsistance, rien n’empêche d’ajouter un circuit commercial qui assurera la disponibilité de biens plus exceptionnels à partir d’un marché global. Bien sûr, il faut autant que possible viser les structure les plus petites possibles, une administration par quartier par exemple.
Les marchés sont créés juridiquement, socialement et au moyen d’infrastructures techniques. Comme les travaux de l’école substantiviste en anthropologie économique l’ont montré à la suite de Polanyi, les économies pré-capitalistes comportaient une multitude de marchés locaux qui n’étaient pas intégrés et confondus dans un marché global. C’est le capitalisme qui, au XIXe siècle, créé le marché global, marché unique qui intègre la terre comme le travail au marché des marchandises. Relativement aux nécessités écologiques d’une économie post-capitaliste, comme par exemple la relocalisation de la production, il devient nécessaire de recréer des marchés locaux. Un ou des marchés globaux peuvent néanmoins continuer d’exister afin de permettre les échanges entre marchés locaux. Ainsi il devient possible de faire coexister autonomie locale et économie de l’échange.
L’économie est, entièrement, une construction humaine, en l’occurrence sociale et juridique, à partir des possibilités qu’offre les infrastructures techniques. L’économie n’est rien d’autre qu’une certaine structuration du social se transcrivant dans l’organisation de la production et des flux de marchandises à partir d’une conception existentielle et sociale de la propriété, du travail et de la hiérarchie sociale. Ainsi, lorsqu’on se pose la question d’inventer de nouvelles règles ou de nouvelles structures économiques, l’on ne doit pas réfléchir en économiste, sur le fonctionnement idéel d’un système de règles à partir d’une certaine rationalité des agents, mais plutôt à partir d’une réflexion sociologique et philosophique. Ce sont sur ces plans, le plan du social et de l’existentiel, que se jouent les possibilités et les déterminations des structures et des pratiques économiques. Par exemple, ce qui s’oppose à la progression actuelle de l’extension du réseau d’AMAP, ce ne sont pas des difficultés économiques et financières, lesquelles ne sont que des résultats, mais bien des habitudes sociales et des schèmes existentiels. Il est difficile, pour les gens aujourd’hui, de renoncer par exemple à la pratique du choix : recevoir un panier de légume et non choisir parmi une multiplicité de possibles qui nous dépasse est une structuration des affects comme des pratiques profondément différente. Bien sûr le panier d’une AMAP n’est pas forcément normé de cette façon rigide, plus encore, dans la pratique réelle de la consommation, on s’aperçoit que les gens achètent en réalité toujours les mêmes choses et encore, un panier très étroit de biens. Aussi, « rationnellement », le système de l’AMAP ne change rien à la diversité de la consommation, mais ce n’est pas rationnellement que les humains ressentent et réfléchissent. Le sentiment de puissance procuré par l’accès potentiel à une multitude presque infinie de biens que procure l’abondance du supermarché, voilà l’affect essentiel que recherche le consommateur capitaliste. Même si j’achète toujours le même paquet de pâtes, j’ai la possibilité d’acheter mille autre choses… C’est dans cette virtualité que réside le plaisir de consommation actuel plus que dans l’effective jouissance de cette puissance. Une pratique comme celle des AMAPs transforme donc profondément l’être humain dans son rapport aux choses, jusqu’au régime désirant et aux projections existentielles. Pour amener les gens à participer aux AMAPs, il faut les amener à cette transformation intérieure par le social.
- Karl Polanyi, La Grande transformation
- Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance : L’économie des sociétés primitives
6. S’attacher à son territoire : habiter
Habiter, ce n’est pas simplement résider, comme un isolat de passage, mais tisser un réseau de liens avec son lieu de vie : tisser des liens avec les éléments qui peuplent notre maison, mais aussi avec les êtres humains qui nous entourent et plus largement les êtres vivants. Cela, c’est retrouver une manière d’être-au-monde qui nous inclue dans un continuum, dans le tissu du vivant au lieu de nous maintenir séparé du cosmos dans un repli à une sphère privée impersonnelle. Très concrètement, cela passe par exemple au mieux par être propriétaire de son habitat (dans le cadre juridique capitaliste), au minimum de louer non meublé pour pouvoir le construire suivant notre propre singularité. C’est aussi tisser des liens avec son voisinage, avec les petits commerçants ou restaurateurs chez lesquels nous prendrons nous habitudes, ou bien explorer en promenade les alentours et découvrir l’arbre sous lequel nous aimons lire les après-midi d’été. C’est apprendre à regarder les fleurs ou les oiseaux qui vivent autour de nous, au gré des saisons et bien d’autres choses encore. Attention et habitude sont deux principes qui structure ce rapport au monde : porter attention aux êtres et s’attacher. Ces deux schèmes sont à l’opposé de l’ethos promu par la culture dominante capitaliste qui privilégie le perpétuel changement et la vitesse : passer sans regarder, courir au but et oublier le voyage, ne jamais s’attacher et ne jamais s’enfermer dans la récurrence. C’est oublier que la récurrence n’est pas la répétition, que l’attachement n’est pas la non-liberté et que suivre une finalité n’empêche pas d’ouvrir notre perception à l’immédiateté et la digression.
Les différentes dimensions de l’existence sont irrémédiablement intriquées. Ainsi, il est vain de penser qu’il est possible de transformer nos rapports écologiques comme nos pratiques économiques et sociales sans passer par une transformation personnelle allant jusqu’au profondeur de l’existentiel. L’éthique, comme discours et réflexion visant à susciter des pratiques de vie, devient un outil essentiel pour mener de telles transformations. Bien sûr, elle ne suffit pas, seule. Elle n’en reste pas moins indispensable et s’articule aux autres dimensions de la vie sur lesquelles une pensée écologiste doit travailler. C’est donc une tâche plurielle qui attend la pensée écologiste et cette multiplicité n’est en rien insurmontable : on parle de quelques dimensions seulement. Bien qu’indéfinies, on peut citer au moins, aujourd’hui, des « champs » comme l’imaginaire social, la rationalité (notamment économique), les structures politiques et sociales, les structures et pratiques économiques, l’éthique, les régimes désirant, le niveau existentiel, le rapport sensible aux êtres au-delà de la sociabilité humaine. Il y en aurait d’autres de toute évidence à mettre à jour, je donne ici un panorama destiné à susciter l’imagination.
7. S’attacher à son territoire : communes et municipalisme
Il s’agit là d’un niveau d’organisation et d’implication politique supérieur. Pour autant, c’est là la voie la plus sûre pour une reprise en main démocratique de la situation actuelle. Évidemment, cela demande de savoir composer avec la pluralité des trajectoires individuelles : conflits et compromis sont inévitables. Néanmoins, malgré la difficulté de la tâche, elle devra être relevée un jour ou l’autre…
Les puristes ont toujours été stériles et aigris. Une éthique politique juste et démocratique demande l’acceptation pleine et entière de l’altérité. Une telle acceptation ne peut permettre l’imposition à tous les membres d’une société d’une normativité unique. Dans la délibération collective démocratique, l’attitude des participant·e·s est primordiale : chacun·e doit accepter que « son » idée ne sera sans doute pas celle qui sera collectivement élaborée à la fin du processus. Un détachement envers son ego est ainsi indispensable à la construction collective. Il ne faut pas donner trop de valeurs à ses propres opinions et toujours se rappeler qu’il est toujours possible que nous nous trompions et que nos propres positionnement peuvent être amenés à se transformer suite à de nouvelles expériences.
La communauté à échelle humaine, la commune, est donc l’échelle politique par excellence. Village ou quartier, c’est à ce niveau, à cet ordre de grandeur des collectifs humains, que doit se situer l’essentiel du pouvoir politique. Les échelons supérieur doivent suivre une structure fédérative. C’est là une idée classique anarchiste, énoncée tout premièrement par Proudhon, reprise aujourd’hui autour de la thématique du commun.
Et on peut même raisonnablement poser qu’il y a là deux concepts contradictoires. Former une action collective nécessite bien sûr la convergence des désirs/volontés/actions vers des buts pratiques communs, oui mais voilà, des buts pratiques ! Pas besoin pour autant d’avoir tout le monde à l’unisson sur la même longueur d’onde ! Il faut donc accepter la pluralité, dans la limite des finalités générales de l’action. Par exemple, bien sûr il n’est pas possible de faire coexister dans une action collective des actions écocides avec des actions écologistes. En revanche, une fois les finalités générales posées, une multiplicité de divergences peuvent exister et sont même souhaitables, du moment à ce que des réalisations pratiques particulières sont rendues possibles.
- Murray Bookchin, Une société à refaire : vers une écologie de la liberté
- Pierre-Joseph Proudhon, Du Principe fédératif
- Sigismond Lacroix, Actes de la commune de Paris pendant la Révolution
- Le nouveau municipalisme, conférence de Magali Fricaudet
8. Faire de l’habitat participatif
Selon la même logique d’association entre des individus autonomes, de formation de communautés fondées sur les obligations sociales mutuelles, sur un engagement sur le long terme d’entraide et de solidarité, il est possible de réorganiser le logement. Au lieu d’un marché de propriétaires individuels, on crée un ensemble de collectifs sociaux possédant en commun des lieux de vie. L’idéal, pour briser la logique capitaliste de l’immobilier, considérant celui-ci comme une marchandise et mieux, comme un capital pouvant fournir une rente, consiste à refuser à la fois ces deux propriétés à l’immobilier. D’une part il est possible de lui refuser le droit d’abusus c’est-à-dire le droit de disposer du bien de façon absolu, de le détruire ou le vendre par exemple, en faisant en sorte que le bien immobilier soit propriété de la communauté, par exemple d’une association et non des individus. Il est indispensable de refuser le droit de louer le logement et s’octroyer une rente. Les occupants doivent en revanche jouir d’un droit d’usage à vie, se rapprochant finalement du statut des tenures au Moyen-Age, mais sans contrepartie (pas de loyer), mis à part des obligations de solidarité envers la communauté. De nombreux statuts juridiques différents sont bien sûr possible, suivant les aspirations de chaque collectif.
Relativement à la situation actuelle, nous devons viser à soustraire la subsistance du marché capitaliste. La définition des biens de subsistance est évidemment à instituer collectivement. Disons qu’au minimum, pour avoir sens, une telle catégorie doit comprendre la nourriture et le logement, deux éléments essentiels à la vie humaine. Assurer l’autonomie matérielle des personnes signifie leur assurer la jouissance sans mesure de ces deux types de biens, gratuitement. Sans mesure ne signifie pas illimité, mais à suivant son propre besoin, et gratuitement ne signifie pas sans obligations de solidarité. Or, une telle autonomie ne peut se garantir que collectivement. Les formes pour aboutir à cette finalité sont évidemment diverses, à l’imagination de chaque collectif de les fixer. Il est par exemple possible de s’entraider mutuellement à la construction d’un logement, ce qui permet aux moins riches de bénéficier d’un travail collectif gratuit en l’échange de leur propre travail par la suite. Il est possible aussi à une communauté de financer la construction de logements vides pour les offrir aux nouveaux membres. Ou encore d’acheter collectivement des terres qui sont ensuite partagées suivant les projets et les besoins de chacun, etc. Ou d’établir une propriété collective de certains biens comme le logement distribué ensuite à tous gratuitement (logements publics). Il est encore possible d’allouer un salaire universel, inconditionnel et à vie aux personnes, dont le montant serait fixé afin de permettre à tous l’accès à ces biens de subsistance. Et sans doute y a-t-il encore d’autres possibilités, qu’il vous reste à imaginer !
Le stade supérieur consiste à organiser un marché de l’immobilier non marchand. Celui-ci ne peut prendre dès lors que la forme soit d’échanges de logements, soit de contrôle direct par les communautés de l’allocation des logements. Le problème que pose une telle organisation est bien sûr celui des tensions sociales engendrées par l’inégalité des valeurs entre logements, jalousie, accaparement, etc. Dans l’organisation économique et sociale actuelle, c’est l’argent qui sert de mesure de la valeur et qui octroie le droit aux personnes de prétendre aux logements les meilleurs. L’échelle de valeur des logements suit la hiérarchie sociale des richesses. Cette forme d’inégalité institutionnalisée est justifiée par l’acceptation par tous et toutes de cette échelle de valeur qu’est la monnaie. Comment faire sans celle-ci ? On s’aperçoit là de l’intrication entre la structure et les principes de notre économie et la structure sociale de nos sociétés. Il est évident que des mécanismes sociaux nouveaux doivent être trouvés pour résoudre un tel problème, lesquels implique une reconfiguration existentielle des personnes. La volonté d’ascension sociale et de prestige social par la richesse ne peut que difficilement se concilier avec un marché non marchand de l’immobilier, à moins de mettre en place un réseau de clientélisme encore plus néfaste que l’impersonnalité du marché capitaliste. Il semble qu’il n’y ait d’autres possibilités que relativiser les écarts de valeur entre logements pour contrôler les jalousies et les conflictualités autour de l’allocation de ceux-ci. Par des mécanismes de solidarité, il est possible par ailleurs de permettre à tous par exemple d’améliorer la valeur de leur logement par leur seul travail, ce qui résout le problème de l’injustice en annexant la valeur de son propre logement à l’effort et la valeur existentielle que l’on est prêt à y mettre. Mais c’est là un choix politique particulier, qui donne au travail personnel une place très importante dans la structuration du social, comme le libéralisme de Locke le proposait en justification de la propriété privée.
- Locke, Second traité du gouvernement civil
- Paul Ariès, Gratuité vs capitalisme
- Le site français de l'habitat participatif
9. Construire avec des matériaux locaux, entièrement naturels et subissant le moins de transformations possibles
Bref, comme on a construit pendant des millénaires ! Là encore, tout est une question de valeur et d’esthétique. Bien évidemment, chaque matériau de construction est porteur de son propre esthétique. A cela s’ajoute bien sûr les méthodes de construction, les conceptions architecturales et les impératifs économiques. L’esthétique des construction contemporaines, faites de béton ou de matériaux fortement transformés (panneaux synthétiques, de bois aggloméré, de matière plastiques ou de divers métaux), le plus souvent issus en partie de l’écologie du pétrole, est une esthétique épurée, minimaliste, utilitariste. L’esthétique amenée par l’utilisation de matériaux locaux, associée à des méthodes de construction écologiques c’est-à-dire avec le moins de transformation possible, est une esthétique organique, faites d’imperfections, d’une multiplicité de singularités, d’une proximité très forte à la vie et à la singularité de sa propre histoire. Les murs de terre cuite s’érodent à la pluie et leurs interstices accueillent les galeries d’élégants hyménoptères, les mousses et les plantes sauvages grimpent le long des parois des murs de pierre, les murs intérieur de bois sont chauds et intimes comme une tanière d’animaux sauvages. De quoi se prive t-on ? De rien encore une fois ! Ce sont des différences incomparables, deux rapports aux êtres profondément différents, deux « mondes », dont le second que je défend ici est sans aucun doute plus riche dans sa diversité et plus individué, à l’opposé du monde actuel uniformisé et surtout entièrement vidé du vivant.
Se rapprocher d’une production intégrée aux cycles organiques est une bonne chose, mais l’essentiel est de produire moins. L’impératif écologique premier de ce siècle est la décroissance de la production, c’est-à-dire la réduction drastique du volume du flux de matière annuellement extraites de la croûte terrestre ou des écosystèmes naturels. Toute production, la plus naturelle possible (comme une maison en bois, mieux, en pierre), entraîne une destruction d’écosystèmes vivants. Cette destruction n’est pas nécessairement irréversible et pas nécessairement problématique, si elle ne concerne qu’une faible partie de l’étendu de l’écosystème considéré. Aussi, le problème majeur et la cause première de la disparition des espèces animales actuellement reste la surexploitation des écosystèmes naturels. C’est la destruction pure et simple des écosystèmes convertis en terres agricoles, en routes, en mines, en zones industrielles, en villes, qui est la première cause de destruction du vivant. Vient ensuite la pollution produite par les activités industrielles dont le volume suit le volume de la production.
- Nicholas Georgescu-Roegen, Demain la décroissance. Entropie, écologie, économie.
- Béton et environnement
A.A.
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