Une imagination en quarantaine (3)

Quelques graines d'idées...

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Illustration :  Fu Baoshi, La Clarté du Fleuve Jaune, 1960.

N’est-ce pas, plus encore que les corps aujourd’hui, les esprits qui sont en quarantaine, et ce depuis plus de deux semaines ? C’est après une ultime discussion avec un ami aussi pessimiste que borné qu’exaspéré, j’ai décidé de mettre sur papier quelques propositions, certes inachevées et brouillonnes, ne visant cependant qu’à une chose : féconder l’imagination de mes lectrices et lecteurs. Quel mortel ennui que d’écouter toujours les mêmes oppositions ! Une révolution d’un côté ; de l’autre transformer les institutions « de l’intérieur ». Quelle barbe ! que de toujours se trouver face soit, à un·e idéaliste forcené·e prêt·e à faire sauter les raffineries dans l’attente fébrile d’un effondrement apocalyptique, soit face à un·e bobo persuadé·e que le monde évolue pour le mieux avec la nouvelle offre de machin qui propose des plats bio en livraison à domicile, quand ce n’est pas affronter le pessimisme paralysé de la grande masse qui attend « que ça pète » ou bien sagement « l’effondrement » (salvateur ?). Je vais voter ? Je vais pas voter ? Les colibris ça sert à rien ! Le changement est d’abord intérieur ! Le capitalisme et la technologie sont incompatibles par essence avec l’écologie. Il faut que tous le monde collabore, même les multinationales, <3, hastag tousensemblepourleclimat ! DECROISSAAAANCE ! Convergence (des luttes) ! Parlement des non-humains – mais où est donc passé le représentant du corona, confiné ?! Alors certes, toutes ces paroles et ces discussions ne sont pas vaines, elles ont participé à l’émergence et la consolidation d’une prise de conscience dans nos sociétés, laquelle dépasse les clivages habituels entre milieux sociaux. Néanmoins, les actes ne sont-ils pas encore dérisoires face au défi ? Tout le monde s’accorde pour le reconnaître. Et alors ? On cooon-tiii-nuuuuue ! On s’accroche comme des bulots à nos petits récits qui tournent en boucle, à nos auteurs et autrices fétiches, à nos « convictions »… Surtout, on n’imagine pas trop ! Faudrait pas passer pour un·e loufoque ! Surtout rester dans les clous du respectable, fusse celui de la bande d’anarchistes qui m’entourent. Ne pas briser les tabous ! Ne pas déroger à la doxa. Ne pas parier. Ne pas s’illusionner. Ne pas se tromper. Ne pas… Alors trêve de blabla et décochons les flèches ! Que dis-je, sortons la sulfateuse ! …de petites graines d’idées gentilles et souriantes ! Pêle-mêle, dans une joyeuse désorganisation, comme le parterre de fleurs d’un pré de printemps…

 

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10. Consommer local et naturel

Scolie 1 : la production humaine doit être, autant qu'il est possible, locale.

Ce pour plusieurs raison, la première, bien évidente, matérielle et énergétique : il s’agit de réduire au maximum, pour la production d’un bien ou d’une pratique donnée, son coût énergétique et matériel (consommation en « ressources »). C’est là le second principe de toute écologie se donnant pour but de favoriser la vie sur cette planète, après le concept essentiel, au regard de l’excès d’activité humaine actuel, d’une rationalité de la décroissance. On importe pas des tomates de Chine sur 15 000 km quand on peut les faire pousser sur son balcon ! Il s’agit de réduire aussi – et en premier lieu – la destruction directe que l’activité induit sur l’environnement (par exemple artificialisation des sols par la construction d’un bâtiment ou d’une route, déforestation, asséchement d’un marais, etc.). Pour cela, l’impact de la production doit être visible : on y réfléchirait à deux fois avant d’imprimer comme de lire un journal gratuit empli de futilités s’il était imprimé à partir d’arbres coupés dans le bois de nos promenades du dimanche… Consommer « naturel » signifie simplement que l’on choisit les matériaux demandant le moins de transformations possibles, afin d’économiser l’énergie et de diminuer la pollution de l’environnement par la création de substances étrangères au fonctionnement normal des écosystèmes.

Scolie 2 : il faut aller vers une économie de l'échange et non de la capitalisation.

Le but de l’économie ne doit pas être d’enrichir qui que ce soit, mais d’organiser les échanges entre communautés locales du surplus de celles-ci (donc des biens qu’elles produisent en trop, qui ne sont nécessaires et vitaux à personne). Ce type d’économie, de marché globaux, fut l’économie de l’ensemble des sociétés humaines en tous temps jusqu’à l’ère capitaliste. Il s’agit donc d’un modèle éprouvé jusqu’à la corde, parfaitement rationnel et évident : on échange uniquement ce qu’on a en trop, pour ne priver personne, et ce que l’on ne produit pas déjà. Ainsi, au lieu d’étendre la production de biens à la globalité comme aujourd’hui, tout en désarticulant le procès de production de chacun d’eux dans une division du travail mondialisée, la production est relocalisée : elle s’effectue du début à la fin de la chaîne opératoire dans un même lieu et chaque lieu produit des biens différents (chaque terroir produit des fromages différents et chaque fromage est produit dans un terroir spécifique). Rien de très nouveau, cela est le cas pour certains produits aujourd’hui comme les fromages ou le vin : il faut simplement généraliser le modèle et revenir à une économie de l’échange comme l’économie pré-capitaliste. On remarquera donc que l’autonomie locale s’articule parfaitement avec la mise en place de circuits d’échange. Cela parce que l’autonomie n’a rien à voir avec l’autarcie, laquelle se donne pour idéal de réduire au maximum les échanges avec l’extérieur alors que la première se pose simplement comme autogouvernement (auto-nomie signifie « sa propre loi », le nomos étant la convention humaine s’opposant aux lois « naturelles »). C’est justement l’autonomie des agents locaux qui leur permet de s’engager dans une économie de l’échange fondée sur la réciprocité et non la domination et la contrainte. L’autonomie étant la garantie de la liberté.

  • Pierre Kropotkine, Œuvres (éd. La Découverte)

 

11. Viser l’autonomie énergétique et en eau

Suivant le même principe que le point 9, mais aussi de la scolie du point 8, l’énergie et l’eau pouvant être considérées comme nécessaires à la subsistance, les communautés locales doivent viser l’autonomie en la matière. L’existence d’un réseau d’échange n’est naturellement pas incompatible, à la condition très évidente que la ponction des régions les plus riches en énergie et en eau afin d’aider les plus pauvres ne soit pas trop importantes, au risque d’annuler le bénéfice global de l’échange en asséchant les premières.

Scolie : les échanges économiques ne doivent concerner que le surplus des communautés.

C’est là un principe des plus évident et raisonnable, pourtant complètement inexistant dans l’économie actuelle. Pourtant, pendant des millénaires et dans toutes les civilisations ce fut ainsi que fonctionnèrent les économies, lorsque des groupes sociaux n’imposaient pas de domination violente s’accaparant la subsistance des dominés. L’exploitation capitaliste prolonge ce type de domination, auparavant le plus souvent militaire, en procurant la richesse à quelques uns au prix de la spoliation d’autres groupes et territoires. Une économie de l’échange et non de l’exploitation et de la capitalisation repose sur l’autonomie des agents, qui n’échange alors que selon leur bon vouloir, sans contrainte. Dès lors, à moins d’être stupidement cupides, ils n’échangent que leur surplus. Si l’on pose une finalité écologique à nos organisations sociales, alors une telle cupidité est exclue et il est posé comme principe que nulle part l’activité humaine ne dépasse les capacités des écosystèmes.

 

12. Se lancer dans la permaculture !

Un des objectif les plus accessible et des plus urgent est de convertir l’ensemble de l’agriculture à l’agroécologie. Trois critères doivent guider la conversion : 1) minimiser les intrants (le moins d’eau possible, le moins d’engrais…), 2) pas d’intrants fossiles (pas d’engrais issus des mines de phosphore et de potasse), 3) pas d’épandage massif de pesticides, pas même des substances biologiques. Voilà pour le minimum, mais on peut encore mieux faire, en développant des techniques de non-labour et de permaculture associant les cultures aux arbres dans le but de recréer des cycles écosystémiques complets, deux champs de recherche encore à leur balbutiement. Un effort de recherche considérable engageant biologistes, agronomes et agriculteurs doit être mené aujourd’hui. Tant d’expérimentations doivent être tentées, et pour commencer dans son petit potager personnel !

  • Martin Crawford, Rob Hopkins, La forêt-jardin
  • Bill Mollison, Introduction à la permaculture
  • Didier Helmstetter, Le potager du paresseux

 

13. Se remettre à écrire manuellement plutôt que sur son ordinateur

Un tel « petit geste » engage de grande implications : en l’occurrence notre capacité à faire preuve de réflexivité envers les possibles qu’ouvrent les technologies. Doit-on faire usage de tous nos possibles ? Bien sûr, ce n’est jamais le cas : l’ordinateur ajoute un champ de possible à nos pratiques, mais ne supprime pas les anciens champs. Nous pouvons toujours écrire des lettres, pourquoi alors écrivons-nous des emails ? Pourquoi choisissons-nous tel possible et non tel autre ? Souvent pour de mauvaises raisons, emportés par des phénomènes sociaux et infrastructurels. « Reprendre la main » sur nos vies passe par le fait d’interroger nos pratiques dans leur évidence et parfois, d’être capable d’agir à contre courant, lorsque cela est meilleur pour nous ou encore pour l’écologie.

Dans la même thématique : poser son portable dans un coin et le consulter une fois par jour, supprimer les applis de réseaux sociaux sur son téléphone afin de se dégager de leur emprise, etc.

 

14. Transformer sa pelouse en jardin sauvage !

Le gazon c’est terne, c’est harassant (toujours à tondre !), ça consomme beaucoup d’eau pour rien et surtout, surtout, c’est un désert de biodiversité ! Au lieu de cette vieille mode aristocratique désuète, imaginons d’autres esthétiques. Couvrons nos pelouses de fleurs sauvages, d’herbes hautes ou de tapis de trèfle ! L’idéal est de faire accueil à la flore locale, certes non sans anthropisation : cela reste un jardin, soigneusement disposé par nos soin. Et c’est dans cette nouvelle pratique que l’on s’aperçoit que les activités humaines ne sont pas nécessairement néfastes au vivant. Nous pouvons être des jardiniers et jardinières du vivant, comme les jardins potagers amérindiens amazoniens qui peuvent faire croître 200 espèces différentes sur de toutes petites surfaces ou ce couple de belges permaculteurs pionniers ayant dans leur jardin près de 1000 variétés différentes d’arbres, de fleurs et de légumes… Les jardins privés en France représente 1 million d’hectares, une surface loin d’être négligeable (en comparaison la surface agricole utilisée est de 30 millions d’ha, les parcs naturels nationaux 3 million d’ha).

  • William Robinson, Le jardin sauvage
  • Stéphen Rostain, Amazonie : Un jardin sauvage ou une forêt domestiquée

 

15. Boycotter les produits issus des zones extractivistes principales mondiales

Le boycott, même coordonné, est une arme limitée car les marchés de matières premières étant aujourd’hui mondiaux, la demande est mondiale et il est bien sûr impossible socialement d’organiser le boycott mondial d’un produit. Néanmoins, il s’agit disons d’un « minimum ». Un acte éthique qui consiste à ne pas participer au massacre que l’on dénonce. C’est là un geste qui relève véritablement et littéralement de la démarche des « colibris ». Il manifeste les limites de cette approche, mais aussi son bien fondé, qui reste de bon sens.

Scolie : boycotter n'est pas trouver un substitut.

C’est une très bonne chose de boycotter l’huile de palme, mais si c’est pour consommer la même quantité d’huile de colza ou de tournesol, le problème écologique n’est pas réglé pour autant ! Si ce n’est pas la forêt de Bornéo qui sera détruite pour la production, ce sera peut-être l’Amazonie ou une forêt polonaise… On n’échappe donc pas à la décroissance ! On échappe à l’aporie en consommant des produits locaux dans les limites donc de l’écologie locale. Mais aussi en refusant d’acheter des produits transformés qui demandent plus de produits, tel que l’amidon ou l’huile, que les même plats cuisinés à la maison.

 

16. Lutter localement contre l’interdiction totale des pesticides chimiques et l’usage des pesticides biologiques

Agir aux niveaux de ses orientations personnelles ou en tant qu’entrepreneur·e dans le champ de l’économique ne dispense pas de lutter, en tant que citoyen·ne dans la sphère politique, qui n’est pas la sphère politicienne des élections institutionnelles. Être exemplaire ne suffit pas si nos voisins continus de polluer à gogo… De plus, la lutte politique amène les enjeux à la visibilité, ce qui est la condition première à l’émergence de dynamiques sociales collectives massives.

Pourquoi les pesticides ? Paradoxalement, nos pays occidentaux, fiers d’être ceux fournissant la plus grande quantité d’eau potable à leur habitants du monde, sont peut-être aussi ceux où cette eau potable est la moins accessible. Posez-vous une question simple : puis-je boire l’eau de la rivière la plus proche de chez moi ? La réponse, bien sûr, est négative dans la quasi totalité des cas, sauf en montagne. 90% des cours d’eau sont en effet pollués par divers produits chimiques et à commencer pesticides et nitrates. Pire, c’est aussi le cas des nappes phréatiques de surface et il n’est donc pas possible de boire l’eau de son puits.. Reste la pluie…qui emporte avec elle diverses particules nocives issues des moteurs à réaction et de diverses usines… Et évidemment il ne suffit pas de faire bouillir l’eau pour la purifier, contrairement à l’élimination des potentielles menaces biologiques que l’eau naturelle peut contenir ! A moins de se constituer une mini-station de filtrage maison, la route est longue avant de rendre bonne une telle eau et encore, il n’est pas possible de tout filtrer… Triste constat, que de voir qu’une ressource si essentielle et si immédiate d’accès est devenu inaccessible et dangereuse au quotidien !

 

17. Écrire, dessiner, peindre, filmer et participer à l’élaboration d’imaginaires nouveaux

Les imaginaires structurent les désirs et l’imagination. Il permettent l’articulation de récits et ainsi, par toutes ces dimensions, la mise en mouvement de la société vers l’actualisation des idéalités imaginées. Le capitalisme industriel et productiviste s’est imposé historiquement avec l’aide d’un imaginaire « technoscientifique » d’une puissance considérable. C’est là un champ qui fut un champ de bataille au XIXe, avec par exemple une exaltation de la nature sauvage par les romantiques à l’opposé de l’imaginaire technique d’un Jules Verne par exemple. C’est l’imaginaire techniciste qui l’a emporté, comme on peut le constater par exemple dans le cinéma hollywoodien du XXe siècle, la littérature ou la presse, tous ces médias mettant en lumière infiniment plus les villes et les infrastructures techniques humaines plutôt que le vivant et la nature et encore moins des pratiques humaines écologiques… L’imaginaire ne fait naturellement pas tout, mais c’est un front indispensable à mener.

  • Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société

 

18. Lutter localement contre les projets inutiles d’artificialisation des sols

ZADs partout ! Là encore, c’est là quelque part une démarche de colibris : empêcher la construction d’un nouveau centre commercial à Trouville ne vas pas changer grand chose à la biodiversité mondiale, ni même en France où de l’ordre de 600 km2 sont artificialisés annuellement ces dernières années. Pourtant, c’est la moindre des choses que d’empêcher la poursuite de politique absurdes et écocidaires lorsqu’elles ont lieu devant chez soi. Non seulement les surfaces actuelles sont suffisantes mais elles sont trop importantes. La réduction de la consommation passant par une réduction des surfaces de ventes des produits. Que pourrait-on jeter (et que jette-t-on !) de l’amas de marchandise que contient un supermarché ? Probablement quelque chose de l’ordre de 75% (on sait, concernant la nourriture, que 30% de la nourriture arrivée en magasin est jetée avant d’arriver à l’assiette). Plus, les supermarchés ne devraient pas exister. Il n’est pas naturel d’exposer des dizaines de kilos de bananes sur un étalage, arrosées de produits chimiques pour quelles gardent leur couleur deux semaines et dont une bonne partie finira de toute façon à la poubelle faute de consommation. Combien de produits inutiles, un robot-aspirateur par exemple ou un stylo qui fait de la lumière ? Combien de produits de basse qualité qui se briseront après quelques utilisations seulement ? De telles concentration de marchandises sont néfastes à l’écologie mais aussi à la société toute entière, détruisant un maillage fin de petits commerces, les emplois et la relative autonomie qu’ils apportaient dans le mouvement.

 

19. Partager savoirs et pratiques

Le web offre sur ce plan un avantage considérable et historique. Jamais il n’a été plus facile de répandre, à grande échelle, le savoir. Encore faut-il amener les personnes à découvrir les bonnes sources d’information, mais aussi d’acquérir un cadre conceptuel fondamental afin d’être capable d’une réflexion critique sur le savoir, ce qui passe par la construction de tout un mouvement sociétal.

Le savoir est un élément essentiel de la transformation sociale d’une société. Il y aurait là-dessus beaucoup à dire, à commencer par le lien savoir-pouvoir, mais aussi entre pratiques et savoir, etc. Je dirais ici seulement que le savoir agit comme une condition et un champ de possibles. Pour faire quelque chose, encore faut-il d’abord savoir le faire. Il est certes parfois possible d’apprendre par soi-même, dans la pratique même, mais encore faut-il avoir eu l’idée d’une telle possibilité, ce qui passe là encore, le plus souvent, par un savoir… Le savoir, bien sûr, n’est pas qu’universitaire et académique ! Il est porté par les personnes, par les traditions, par la littérature et les arts, etc. Il ne faut pas, pour autant, tout situer au même niveau. Le savoir académique doit être pris comme référence dans certains cas, lorsque le savoir traditionnel et populaire sera pris au sérieux dans la pratique, etc.

  • Michel Foucault, La volonté de savoir (premier tome de l’Histoire de la sexualité)

 

20. Soutenir et développer les médias indépendants et écologistes

Cela n’empêche pas d’entretenir un rapport critique à la sphère médiatique, dont les effets sont souvent discutables. Néanmoins, les médias jouent de fait un rôle dans notre société et peuvent jouer, sur le plan large, un rôle positif lorsqu’il s’agit d’amener de nouvelles personnes à découvrir les mouvements écologistes et, plus largement, les mouvements sociaux qui se construisent aujourd’hui.

 

21. Designs écologiques !

Tous les conceptions qu’elles soient architecturales, urbanistiques, industrielles, etc. répondent à des finalités. Aussi il n’y a pas de « neutralité » dans le design, si tant est que ce terme est un sens. Le design, entendue comme réflexion sur la conception et les forme des pratiques et objets, n’est pas une pratique de pensée que nous devons négliger. C’est son statut dans la structure de pouvoir de notre société qui est aujourd’hui problématique, se situant du côté technocratique de la partition des tâches. La pensée séparée de l’acte ne peut que perdre pied dans des abstractions absurdes. Ainsi est conçue toute l’infrastructure capitaliste au sein de nos sociétés. Absurde mais non dénuée de rationalité, elle poursuit comme seule fin l’accroissement infini du profit et de la taille des patrimoines des plus riches. Cette finalité oriente nécessairement la conception des objets et des pratiques mises en œuvre par les entreprises. Il se trouve que cette finalité est à la fois en contradiction avec la vie, que ce soit la vie humaine dans son expérience existentielle que le vivant dans son écologie. Nous devons donc opposer d’autres finalités à la finalité capitaliste et par cela, tous nos « designs » sont appelés à être repensés. Nous devons concevoir de nouveaux designs.

Scolie : soit les fins dirigent les actions, soit elles en sont l'aboutissement.

Le concept de finalité est un des grand oublié de la pensée moderne et contemporaine. Pourtant, il est indispensable pour comprendre l’action. Toutes les actions ne poursuivent pas de finalités, lesquelles sont toujours au-delà du but concret et matériel de l’action. Néanmoins, lorsque nous cherchons à définir par avance une action, lorsque donc nous la concevons, nous ne pouvons en fixer la forme qu’en faisant appel, entre autre, à la finalité. En dehors de la finalité, l’action et le design sont imagination pure. A partir de la pose de finalité, l’action devient structurée et commence l’organisation. Il est important de saisir le fait que, dans notre société, un grand nombre de pratiques sociales et la quasi totalité des pratiques économiques sont organisées par des finalités auxquelles elles répondent. Toute réflexion dite « rationnelle » fait appel à des finalités pour fixer les critères de son évaluation. Ainsi, on échappe pas aux règne des fins et dès lors nous devons toujours les expliciter pour les faire apparaître et permettre une réflexivité sur notre action, une conscience critique. En politique, cette question devient cruciale, au point qu’il est possible de soutenir qu’il n’est pas de délibération politique possible si les fins orientant les points de vue ne sont pas explicitées et publiques.

  • John Dewey, Écrits politiques
  • Tony Fry, Manifesto for a Redirective Design, disponible ici

 

22. Repenser son rapport à l’hygiène et au vivant

Une araignée ou une mouche dans la maison ? Pourquoi se précipiter sur sa bombe aérosol insecticide, par ailleurs polluante pour soi-même et pour l’atmosphère ? Pourquoi une telle pulsion meurtrière ? Pourquoi les corps animaux nous dérangent-ils tant, dans notre corps ? C’est là un travail donc sur notre sensibilité et notre rapport au corps que nous invite à faire l’écologie, qui nous appelle à abolir cette barrière entre humanité et nature que la Modernité et tout particulièrement le XXe siècle a érigé.

Scolie : la politique passe par le corps, comme les structures sociales.

En notre corps se joue une multitude de rapports sensibles qui instaurent (agency) nos rapports avec les êtres et les choses qui nous rencontrent. Cette structuration est ce que nous appelons ici structures sociales. Celles-ci, à leur tour, structurent les rapports qui se lient entre les êtres. Habitus : structurant/structuré. Mais au lieu de voir l’habitus comme un singulier, comme un isolat, il faut voir des nexus de rapports structurés. Agir sur ces nexus c’est agir sur les structures sociales, agir sur les structures sociales, c’est agir sur ces nexus. Bien évidemment, les deux sens ne sont pas identiques : l’un part du particulier au global et donc sa force ne se déploie pas de la même manière que l’inverse, qui agit d’un coup sur une multitude de particularités par le biais du général. Néanmoins, on aurait tord de négliger le premier sens sous prétexte qu’il est moins efficace que le second geste, en réalité, tout dépend. Il y a des éléments de la société en effet qu’il est avantageux de transformer structurellement, pour rapidement transformer les habitus individuels. Mais souvent, la résistance des habitus individuels est beaucoup trop forte et elle rend les transformations globales, fussent-elles imposées par la force, destinées à échouer. Il est alors plus judicieux de passer par les corps individuels, sur lesquels il est parfois plus facile d’agir que la société toute entière.

  • Judith Butler, Bodies That Matter: On the Discursive Limits of Sex
  • Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique

 

23. Une vie de sobriété et d’intensité

Faire advenir une écologie émancipatrice se donnant pour finalité l’encouragement du vivant sous toutes ses formes – on pourrait utiliser le néologisme « biophile » pour « qui aime la vie », ou « bio-intégrée » comme subsumée par les écosystèmes naturels – ne peut que transformer nos sociétés et nos existences dans l’ensemble de leurs dimensions. Mais si l’on pense souvent à l’économie ou aux infrastructures techniques, les dimensions de l’éthique, de l’existentiel, des affects et des régimes désirants sont souvent oubliées. Or, pourtant, c’est en ce cœur de l’existence humaine, articulé autour du corps et de sa projection désirante et existentielle que se joue une grande partie de la structuration des pratiques. L’adhésion des personnes au capitalisme industriel productiviste repose en grande partie sur un affect de puissance à la fois suscité par l’imaginaire technoscientifique et la matérialité de la consommation d’objets techniques. Les personnes se sentent grandies et augmentées par les objets techniques qu’elles achètent : chaque objet, soit les dispense d’un effort, soit agrandit leur expérience en leur donnant accès à un champ de pratiques et d’expériences nouvelles. La télévision « ouvre un monde », comme ensuite l’ordinateur personnel, comme ensuite le web, etc. La voiture permet de nouvelles pratiques et représente en même temps un confort. La planche de surf une nouvelle pratique et de nouvelles expériences sensibles (sensations). L’attirance pour cette promesse de puissance passant par la consommation d’objets techniques est en grande partie responsable de la dynamique qui porte toute notre société et plus particulièrement l’économie vers la croissance et la consommation. De plus, cet imaginaire lie l’agrandissement de l’expérience humaine à la possession et la « consommation » d’objets techniques manufacturés. Dès lors, les personnes identifient leur bonheur à cette consommation et leur régime désirant devient annexé à cette progression de puissance technique. C’est cet écosystème désirant, dans sa signification existentielle, qu’il faut désamorcer. Ainsi, l’enrichissement de notre expérience doit nous apparaître accompli par de toutes autres pratiques. Nous devons investir nos désirs dans de toutes autres choses. Devenir écologiste ou décroissant ne signifie rien d’autre qu’une réorientation de notre orientation existentielle et notre régime désirant. Au lieu de désirer nous lier uniquement à des objets, le désir naît en nous de nous lier à des êtres vivants, notamment non-humains. Au lieu de d’associer l’augmentation de la puissance d’agir à des artefacts techniques, nous l’associons à d’autres choses, comme la pratique, le corps, la relation humaine ou la relation au vivant… Au lieu d’une rationalité quantitative, nous évaluons nos expériences en intensité, dans leur profondeur : l’intensité de leur sensibilité, de leur richesse émotionnelle et existentielle. C’est aussi bien sûr, dès lors, un rapport au temps différent : au lieu de chercher la rapidité pour maximiser les quantités, on recherche la lenteur pour maximiser la qualité et l’intensité des expériences, le rythme biologique pour retrouver une harmonie avec son corps et le cosmos. Dès lors, la sobriété n’apparaît plus comme une contrainte, mais devient simplement le résultat, secondaire, de cette orientation désirante et existentielle. Recherchant l’enrichissement de nos expériences sensibles, nous ne pouvons que mener une vie qui délaisse la futilité et l’inessentiel. La plupart des pratiques et objets techniques associés à la société de consommation actuelle apparaissent vaines et inutiles, pire, nuisibles pour beaucoup, car venant soit nous couper de la sensation en venant s’intercaler entre notre corps et la matière que nous expérimentons, soit nous engager dans des temporalités et des pratiques qui nous délient aux êtres qui nous entourent.

Scolie : tout est toujours un rapport au monde et à l'existence.

Toute pratique sociale donc, s’explique comme au carrefour d’une multitude de structurations de « dimensions » différentes du réel et de l’existence. On ne peut pas « extraire » une pratique du sol qui la soutient et lui donne la possibilité d’exister. Ainsi, il est futile de penser transformer la société dans son ensemble et jusqu’à ses soubassement les plus fondamentaux par seulement une action « politique », s’inscrivant et circonscrivant son discours dans le périmètre d’existence de ce que notre société appelle « sphère politique ». Pas plus qu’il n’est possible d’atteindre un tel objectif par une attention exclusive portée à n’importe quel champ, comme l’économie, le juridique, ou le spirituel par exemple.

  • Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux
  • Martin Heidegger, Être et temps
  • Alfred North Whitehead, Procès et réalité
  • Arturo Escobar, Sentir-Penser avec la terre

 

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J’espère avoir permis à mes lecteurs et lectrices, dans ce texte, d’entrapercevoir les ramifications considérables qui se cachent sous les « petits gestes », pratiques du quotidien, trop souvent critiquées pour leur supposée inefficacité globale. Mais j’espère aussi avoir montré l’inévitable impératif de l’action collective. Il est effectivement impossible de changer de monde par l’addition de pratiques individuelles isolées, tout simplement parce qu’un grand nombre de personnes ne pourra pas les mettre en œuvre pour des raisons matérielles qui tiennent à l’infrastructure globale de notre société. Toutefois, la question se pose de l’échelle idéale du « collectif ». Est-ce celle de la planète entière ? De la « nation » et de l’État ? D’un petit groupe d’amis ? Bien qu’il ne faille pas faire preuve de dogmatisme et se rappeler toujours que l’échelle idoine varie suivant les problèmes considérés, il me semble, pour de multiples raisons, que la meilleure échelle est celle de la commune, chère aux anarchistes. Ce concept politique n’est que la prolongation de ce qui fut l’échelle des communautés humaines à travers l’histoire de presque toutes les sociétés. Le domaine antique gréco-romain, famille étendue, le clan qui ne dépasse guère quelques centaines de personnes le plus souvent, les villages, les communautés d’habitants au Moyen-Age, etc. Dans la plupart des sociétés, les groupements humains ne dépassent guère les quelques centaines de personnes. Les Cités grecques antiques sont allées jusqu’à pousser l’organisation collective, notamment dans une de ses formes la plus forte, la démocratie, à quelques milliers de personnes (vraisemblablement autour des 20 000 citoyens dans l’Athènes antique, 40 000 selon les plus hautes estimations). Au-delà de ces tailles de population, on observe uniquement dans l’histoire des formes oligarchiques du pouvoir, plus ou moins autoritaires et dominatrices. Il n’y a plus une réelle communauté, c’est-à-dire un même tissu de solidarité unissant les membres du collectif, préservant par ailleurs leur autonomie par une égalité politique radicale entre eux tous, mais des systèmes de pouvoir institutionnalisés qui fragmentent ce tissu en plusieurs groupes sociaux poursuivant leurs intérêts propres. Je pense que nous devons avoir en tête tout cela et que si nous avons à cœur de porter un mode de vie à la fois écologiste et émancipateur, nous devons considérer que le niveau d’action collective le plus efficace est celui des petits groupements, de quelques centaines de personnes maximum. Bien sûr, ce focus sur les communautés n’empêche par leur coordination plus globale, suivant le modèle fédératif, là encore, cher à la pensée anarchiste.

Est-ce que tout cela sera vain contre « le capitalisme » ? C’est là, je pense, ne rien connaître de l’histoire de ce même capitalisme. La structuration historique de ce que nous nommons aujourd’hui capitalisme s’est opérée par le tissage progressif d’une tendance par agglomération d’une multiplicité de lignes historiques différentes, situées sur des plans très divers. On y trouve la trajectoire particulière des villes du Moyen-Age qui vont se détacher progressivement de la féodalité, non sans rebondissements, pour devenir le creuset culturel et économique de la bourgeoisie qui deviendra capitaliste. Mais cette trajectoire n’aurait sans doute pas donné le capitalisme si elle n’avait pas rencontré une autre ligne, celle de la constitution des États modernes à partir du renforcement de la royauté contre les seigneuries féodales au bas Moyen-Age. Et ces deux lignes n’auraient pas suffit si elles n’avait pas rencontrées le devenir tout particulier du savoir en Occident prenant la forme, à partir du XVIIe siècle d’une technoscience dominée par la physique. Mais aussi le rôle majeur des grands entrepreneurs, des riches marchands et des premiers financiers du Moyen-Age qui vinrent mettre en place les premières fabriques ou qui permirent l’avènement des États. Mais aussi les volontés d’émancipation des populations excédées du système de privilèges hiérarchiques du Moyen-Age, que ce soit au niveau de la structuration politique que des corporations de métier ou de la famille. Mais aussi une subjectivation individualiste se mettant en place à partir du XVIe. Et bien d’autres lignes encore. Aucune de ces lignes, bien sûr, n’est indépendante des autres. Mais aucune ne s’y réduit : pas de relations causales et encore moins de déterminisme. Le devenir de chaque ligne conserve une autonomie, mais elles co-évoluent. Rien ni personne n’a jamais prise sur l’ensemble de ces lignes, toutes à la fois, ne serait-ce parce que de nombreux devenirs-minoritaires courent sous la surface contrôlée des espaces striés (Deleuze et Guattari, Mille plateaux).

Aussi, la synthèse sociale nécessaire à la mise en œuvre d’une tendance historique s’opère par l’articulation d’une multiplicité de dimensions prenant sens les unes par rapport aux autres. Nous n’avons, pour aider l’accomplissement de ce processus, qu’à construire du sens dans nos propres vies. Cette production de sens se constitue à son tour comme la source de la création d’imaginaires communs, de discours structurant les collectifs, de pensées et théories amenant de la cohérence rationnelle. Ainsi, ancrées dans une orientation existentielle de la vie, les dimensions suivantes trouvent à la fois leurs points de références et leur force d’affirmation. L’imaginaire, comme la pensée politique ou encore les pratiques économiques viennent structurer l’actualisation dans nos vies et nos structures socio-historiques, à partir des situations qui sont les nôtres, de cette projection existentielle faite de désirs et de sens. Ce processus existentiel fondamental, lequel n’est ni individuel ni entièrement social, structure les valeurs, mais aussi l’espace dans lequel la personne projette sa vie imaginée. Il est possible de concevoir les phénomènes globaux comme le capitalisme comme des nexus existentiels-infrastructurels, mettant en jeu à la fois la structuration de projections existentielles individuelles par les structures sociales, économiques et techniques globales que la structuration inverse. Le principe de tels processus structurant-structurés suit celui de l’habitus bourdieusien. Tant que l’on ne saisit pas l’intrication de telles dimensions, l’on est incapable de mettre en mouvement une société afin qu’une tendance historique se mette en place. La bonne nouvelle, c’est qu’une telle synthèse est petit à petit en train de s’opérer dans les temps qui sont les nôtres : mouvements sociaux rencontrent écologie (exemple récent des Gilets Jaunes en France, bien qu’encore timidement peut-être), écologie et féminisme mais aussi anti-capitalisme se mêlent dans l’écoféminisme, écologie et communalisme libertaire dans le municipalisme contemporain, ou encore luttes indigènes, pensée décoloniale et écologie. Les différentes pratiques s’articulent entre elles et en viennent à peupler des imaginaires communs, comme celui des Furtif publié récemment par Alain Damasio.

 

A.A.

 

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