Une imagination en quarantaine (1)

Quelques graines d'idées...

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Illustration :  Le roi et l'oiseau, Paul Grimault, 1980 (image extraite de).

N’est-ce pas, plus encore que les corps aujourd’hui, les esprits qui sont en quarantaine, et ce depuis plus de deux semaines ? C’est après une ultime discussion avec un ami aussi pessimiste que borné qu’exaspéré, j’ai décidé de mettre sur papier quelques propositions, certes inachevées et brouillonnes, ne visant cependant qu’à une chose : féconder l’imagination de mes lectrices et lecteurs. Quel mortel ennui que d’écouter toujours les mêmes oppositions ! Une révolution d’un côté ; de l’autre transformer les institutions « de l’intérieur ». Quelle barbe ! que de toujours se trouver face soit, à un·e idéaliste forcené·e prêt·e à faire sauter les raffineries dans l’attente fébrile d’un effondrement apocalyptique, soit face à un·e bobo persuadé·e que le monde évolue pour le mieux avec la nouvelle offre de machin qui propose des plats bio en livraison à domicile, quand ce n’est pas affronter le pessimisme paralysé de la grande masse qui attend « que ça pète » ou bien sagement « l’effondrement » (salvateur ?). Je vais voter ? Je vais pas voter ? Les colibris ça sert à rien ! Le changement est d’abord intérieur ! Le capitalisme et la technologie sont incompatibles par essence avec l’écologie. Il faut que tous le monde collabore, même les multinationales, <3, hastag tousensemblepourleclimat ! DECROISSAAAANCE ! Convergence (des luttes) ! Parlement des non-humains – mais où est donc passé le représentant du corona, confiné ?! Alors certes, toutes ces paroles et ces discussions ne sont pas vaines, elles ont participé à l’émergence et la consolidation d’une prise de conscience dans nos sociétés, laquelle dépasse les clivages habituels entre milieux sociaux. Néanmoins, les actes ne sont-ils pas encore dérisoires face au défi ? Tout le monde s’accorde pour le reconnaître. Et alors ? On cooon-tiii-nuuuuue ! On s’accroche comme des bulots à nos petits récits qui tournent en boucle, à nos auteurs et autrices fétiches, à nos « convictions »… Surtout, on n’imagine pas trop ! Faudrait pas passer pour un·e loufoque ! Surtout rester dans les clous du respectable, fusse celui de la bande d’anarchistes qui m’entourent. Ne pas briser les tabous ! Ne pas déroger à la doxa. Ne pas parier. Ne pas s’illusionner. Ne pas se tromper. Ne pas… Alors trêve de blabla et décochons les flèches ! Que dis-je, sortons la sulfateuse ! …de petites graines d’idées gentilles et souriantes ! Pêle-mêle, dans une joyeuse désorganisation, comme le parterre de fleurs d’un pré de printemps…

 

***

 

Ne remets pas à demain ce que tu peux faire aujourd’hui

La procrastination, c’est mal : tous les coachs en développement personnel nous le disent ! Eh bien, il faut les écouter pour le coup et commencer maintenant, là où nous-sommes, à notre rythme, selon nos capacités, selon nos possibles… Pas de pression d’objectif, pas de calcul de productivité, pas de jugement moral sur nos manquements. L’unique chose qui compte : marcher dans la bonne direction. Et cela vaut pour les personnes comme les sociétés toute entières.

 

Rien ne sert de courir si c’est pour se prendre un mur

Les révolutionnaires, comme les politicien·ne·s, balaient d’un revers de main les gentilles utopies des colibris. « Les petits pas ne mènent à rien » disent-ils, vous êtes irréalistes ! C’est vrai qu’ils sont terre à terre, ces obsédés du pouvoir, qui pensent qu’il n’est possible d’agir que par en haut, par le contrôle, par la domination, serait-ce celle de la raison. Et c’est que de l’autre côté il y a parfois des candides, qui croient qu’on va changer le monde chacun·e dans son coin sans jamais faire face. Faire face à la destruction, faire face à l’altérité, faire face à la violence, faire face aux efforts, faire face à soi-même. Qui croient qu’on peut changer les choses de l’intérieur : le capitalisme par exemple, deviendra « vert », les multinationales mettront leurs forces pour les bonnes causes, le profit et la propriété sauveront le vivant ! D’autres pensent que l’État et les hauts-fonctionnaires vont se ressaisir et enfin prendre les décisions forte de régulation et de planification industrielle nécessaire à une économie non-écocidaire. Eh bien je dis, cul et chemise ! Les « réformistes » assurément sont flemmards : ils aimeraient bien que d’autres règlent les problèmes à leur place et surtout, que tout ça fasse pas mal ! Les révolutionnaires de tout poils sont pressés, ils voudraient que tout soit résolu d’un coup de baguette magique, d’un coup, tout prendre dans leurs mains ! Et si, entre ces deux illusions qui furent la social-démocratie et le marxisme (gros raccourci), lequel se poursuit dans son eschatologie dans l’ « effondrisme », se tenaient quelques zouaves qui pourtant, ont raison depuis le début ? Les anarchistes du XIXe, de Proudhon à Kropotkine avaient compris que nous n’avions pas le choix : il nous faut faire face et nous retrousser les manches. Faire face à la complexité du monde, des sociétés, de l’histoire humaine et non-humaine, du vivant. Faire face et ne pas se reposer sur les autres, que ce soit l’État, la raison humaine ou la fin du monde providentielle. Et, au lieu de choisir le chemin le plus direct, prendre la route la plus longue. Longue, lente, cahin-caha, plurielle, tordue…mais voyons nous sommes dans l’urgence ! Et bien nous ne le serions peut-être pas, dans l’urgence, si depuis 150 ans cette voie avait été dominante au sein des mouvements alternatifs luttant contre le capitalisme. Les anarchistes d’hier ont disparus mais les lignes qu’ils ont tracé se sont multipliées. Ils sont devenus altermondialistes, municipalistes, décroissants, zadistes et de nombreux autres encore. Une diversité qui au premier regard peut sembler hétéroclite et dénuée de lien, pourtant, des petits gestes aux luttes des ZADs il n’y a pas un si grand écart : toutes sont insurrection. Insurrection contre non pas un État (seulement), non pas « le capitalisme » (seulement), abstraction pratique, mais contre tout un monde. Insurrection contre le modèle existentiel que propose la culture dominante, insurrection contre les finalités qu’il nous assigne. Réorienter sa vie vers la transformation de notre société, vers une société plus juste et respectueuse du vivant, n’est pas une action parmi d’autres, elle est un « fait existentiel total » pour paraphraser Mauss, une orientation existentielle qui engage l’ensemble des aspects de nos vies, donc de la société. Structures sociales, économiques, politiques, mais aussi rationalité, éthique, structuration des désirs, imaginaires, TOUT est a recréer, d’un seul mouvement et non d’un seul geste. C’est un chemin et non un évènement, un processus et non un basculement total. On ne transforme pas une civilisation plurimillénaire en ce quelle a de plus profond en quelques jours, ni en quelques années. L’espoir révolutionnaire (façon 1917…) pouvait être légitime lorsqu’il s’agissait simplement de prendre la place des bourgeois, il est futile et absurde lorsqu’il s’agit de transformer tous les aspects de la vie humaine. Le nihilisme messianique des effondristes se prend à rêver d’une monde nouveau surgissant spontanément du chaos d’un effondrement brutal : encore la paresse de faire les choses soi-même, encore le rêve d’un deux ex machina qui vienne siffler la fin de la partie. C’est oublier qu’on ne peut pas prévoir le futur simplement en prolongeant les lignes du présent. Dans 50 ans, sans doute sans pétrole, le capitalisme pourrait bien malgré tout survivre : il aura changé de visage… et pour le pire. Avant qu’un veto structurel rende physiquement impossible la croissance de la production, le dernier arbre de l’Amazonie aura été coupé. Et cela ne doit pas arriver, à aucun prix, car ce qui sera alors perdu ne pourra plus jamais, de la vie de l’humanité, être retrouvé. La naïveté de celles et ceux qui, de l’intérieur, choisissent avec courage la résistance s’épuise à une tâche impossible. Se séparant des forces vives qui pourraient créer un lendemain, ces forces internes aux institutions s’empêtrent dans les toiles mortifères des jeux de la rationalité économique capitaliste. Ce qu’il faut penser, au contraire de ces impasses, c’est la multiplicité. Faire tenir ensemble l’individuel et le collectif, l’intime et le social, l’existentiel et l’infrastructure, le ciel et la terre, se reflétant sur la surface sereine du lac. Il ne faut pas chercher à réduire la multitude des lignes de devenir qui font notre histoire. Tels autant de ruisseaux, elles ne cesseront de couler. Notre but doit être de courber la topologie sur laquelle elles glissent : dans notre grande vallée, elles se rejoindront et deviendrons une puissante rivière…

Lecture :

  • Sun Tzu, L’art de la guerre

 

0. Tout commence dans les champs, se poursuit dans la maison et se termine au village/quartier

Scolie 1 : la liberté et la puissance d’agir s’acquiert par l’autonomie

La notion d’autonomie est essentielle, que ce soit pour penser la politique que la domination ou encore l’aliénation (à un système technique, à un mode de production, etc.). L’autonomie, c’est la liberté. La liberté entendue comme le fait de ne pas être soumis à une contrainte qui soit vient vient entrer en directe opposition avec notre volonté, soit, plus subtilement, donne forme à notre devenir en le forçant à l’intérieur d’un moule. Ces contraintes ne sont pas seulement immédiates : aussi, on peut se libérer d’un « obstacle » pour se retrouver finalement aliéné dans un phénomène structurel plus large, plus diffus, mais tout aussi contraignant. Le développement de la sphère techno-industrielle typiquement est un exemple d’un tel « mauvais calcul » : la machine libère certaines contraintes physiques, mais soumet à un système technique qui organise une dépendante beaucoup plus forte des individus aux structures économiques et sociales. On parle d’hétéronomie en opposition à l’autonomie. Faire son compost soi-même, c’est de l’autonomie, devoir acheter un engrais parce que mes sols sont devenus dépendants à la fertilisation, c’est de l’hétéronomie. Il est idiot de se croire libre car libéré d’une petite contrainte si c’est pour se retrouver pris au piège dans un cadre global beaucoup plus contraignant. Cet aveuglement est généralisé dans les sociétés occidentales actuelles, suite à plus d’un siècle d’un processus d’auto-persuasion nous ayant assurés que nous étions « la liberté » contre « le totalitarisme ». En réalité, sur bien des aspects comme le travail, comme les objets manufacturés, comme la nourriture, comme la liberté de mouvement, comme la production, nous sommes infiniment moins libres que ne l’étiez les populations paysannes du Moyen-Age. Les normes juridiques sont plus fortes et foisonnantes aujourd’hui qu’au Moyen-Age, lequel est pourtant souvent présenté comme une période de réglementation intense de l’économie et de la société, ce qui est vrai dans un sens. La différence est que les normes au Moyen-Age étaient le plus souvent locales et toujours établis à travers des négociations sociales dans lesquelles s’affirmaient les populations, alors qu’aujourd’hui les normes sont définies technocratiquement, de manière absolument non démocratique, et de manière globale. Aussi la domination et donc l’aliénation des individus au système juridique est maximale aujourd’hui, avec des variations suivant les traditions juridiques des pays. La dépendance économique des personnes (aujourd’hui dépendance au « système capitaliste ») est elle aussi maximale, comme sans doute jamais dans toute l’histoire de l’humanité. La dépendance au système technique là encore est maximale. A l’inverse, il est vrai que l’abondance de biens techniques nous procure une puissance d’agir importante, et l’organisation de l’économie permet, en théorie, une mobilité plus importante qu’auparavant. D’où ce sentiment de liberté que peuvent ressentir les personnes de nos sociétés : avec de l’argent, je peux faire tout ce que je veux, voyager, acheter une maison où je veux, changer de métier… Oui mais voilà il faut de l’argent. Or le plus souvent cette contrainte s’avère bien plus forte qu’on pourrait le croire, puisque cela implique non nécessairement d’aller se vendre à un mauvais prix sur le marché de l’emploi, mais toujours se soumettre à la rationalité et aux logiques de l’économie actuelle voire même à l’ethos capitaliste (la manière d’être de « l’entrepreneur », « la manager », « le commerçant », etc.). Nos actions et notre manière d’être même sont soudain formidablement limitées. On peut donc globalement dessiner le mouvement historique suivant : la contrainte s’est déplacée des communautés humaines locales à des macro-systèmes économiques et techniques, du Moyen-Age à nos jours. Aussi, nous ne sommes pas « plus libres » qu’au Moyen-Age, mais nous sommes libres et contraints différemment. Nous sommes autonomes par rapport aux communautés humaines locales : la famille, le village/quartier, la commune (au sens large, comme communauté politique locale, incluant donc la dépendance aux seigneurs moyenâgeux). Nous sommes en revanche hétéronomes relativement aux conditions matérielles de notre existence : nourriture, logement, travail. Sur ces trois éléments, nous sommes complètement soumis aux macrostructures d’ensemble, or, ces macrostructures profitent en revanche à des franges de la population, les propriétaires capitalistes en l’occurrence, aussi, finalement, la domination n’est que juste déplacée.

Être dépossédé de sa puissance d’agir signifie aussi être dépossédé de sa capacité à agir sur la société et donc sur l’histoire humaine. En ces temps apocalyptiques, cette angoisse de l’impuissance devient de plus en plus prégnante dans nos sociétés. La réponse à cette angoisse est simple : don’t panic et retrouve de l’autonomie. Il s’agit pour nous, aujourd’hui, de retrouver de l’autonomie par rapport aux macro-structures et donc de l’emprise sur elles (c’est un même mouvement!) sans pour autant recréer des hétéronomies par des rapports sociaux locaux de domination ou des contraintes matérielles naturelles trop fortes. C’est une voie tout à fait raisonnable et possible, en sachant qu’il y aura toujours de l’hétéronomie et que celle-ci est même parfois nécessaire à l’autonomie par ailleurs. Il est impossible de ne pas « dépendre » d’autres êtres vivants ou de phénomènes cosmologiques sur lesquels nous n’avons pas de prise pour assurer notre autonomie. Il s’agit donc de trouver un équilibre et un juste milieu, toujours circonstanciel donc, afin de nous assurer la plus grande autonomie globale possible. Aujourd’hui, cela passe par une revitalisation du « local ». Et cela doit commencer par l’effort de soustraire notre subsistance aux macro-systèmes. Il n’est pas possible de se libérer d’une domination si on dépend d’elle pour sa survie la plus minimale. C’est le b-a-ba. Aussi, le « chantier » de l’agriculture est le premier à mener, puis celui du logement, puis celui du travail et de l’économie. Ces trois dimensions sont liées : si l’on cherche à changer le modèle agricole, on s’aperçoit très vite que cela demande d’assurer l’autonomie des agriculteur·rice·s par rapport au marché économique capitaliste, qui fixe des prix trop bas pour permettre l’émergence de petites exploitations non productivistes. Il faut « reprendre le contrôle » des prix, c’est-à-dire gagner en autonomie économique. Cette observation est élémentaire et suit une méthode pragmatique qui suit les fils des problèmes pour lever les obstacles uns par uns.

 

1. J’autoproduis tout ce que je peux. Faire ses conserves pour l’hiver ou bien ses cosmétiques, mais encore ses meubles ou ses habits…

Scolie 1 : ce n'est pas une prescription normative mais un axe structurant existentiel et éthique.

Le chemin vers un mode de vie écologiste ne doit pas être pensé comme l’application à notre situation présente d’une addition de pratiques isolées dont la somme constituerait notre « avancement ». Ce qu’il s’agit de transformer, c’est notre vie toute entière, jusqu’à notre régime désirant et nos projections existentielles et c’est cette transformation qui amène avec elle de nouvelles pratiques, sans recherche de systématicité et d’exhaustivité. Non seulement chacune et chacun ne peut faire au-delà de ses possibilités physiques et concrètes (pas de four solaire en ville par exemple, à moins d’avoir une terrasse plein sud peut-être…), mais surtout en fonction du sens que prennent diverses pratiques au regard de son cheminement existentiel. Il ne s’agit pas, donc, de forcer tout le monde à faire sa cuisine ou à produire ses cosmétiques ! L’alternative à un tel impératif normatif n’est pas non plus l’abandon d’une transition écologique à une liberté de choix individuels. En effet, les personnes, une fois tournées vers une nouvelles finalité existentielle écologiste, se transforment et donc non seulement leurs désirs changent mais leur mode de vie et leur situation matérielle aussi (elles vont avoir à cœur de changer de boulot, ou de déménager dans une petite ville de province, etc.). On ne doit donc pas, lorsqu’on regarde notre société actuelle dans son ensemble, se décourager en constatant l’éloignement de beaucoup de préoccupations écologiques ou anticapitalistes : les personnes sont en devenir. L’important est de susciter des dynamiques, de mettre en mouvement dans une certaine direction les choses, non de leur imposer de nouvelles propriétés directement. Chaque chose viendra en son temps, pour chacune et chacun selon son cheminement.

Scolie 2 : l'autonomie n'est pas l'autarcie.

Autonomos (αὐτόνομος) signifie le fait de se donner sa propre (αὐτός) loi (νομος), de s’autogouverner et non le fait de s’isoler sur une certaine dimension. Le nomos est véritablement la loi humaine, instituée politiquement ; c’est un terme juridique. Autarkeia (αὐτάρκεια) en revanche signifie « se suffire (ἀρκέω) à soi-même », au sens de « n’avoir besoin de personne », d’être « clos sur soi-même ». Au-delà de l’étymologie, le sens que prend, dans la lignée de la pensée anarchiste du XIXe, le sens politique d’autonomie dans mon propos doit être pensé comme étroitement lié au concept de liberté. L’autonomie est la condition de la liberté, plus, elle est, dans un sens, la liberté même. Être libre en effet prend le sens, sur le plan politique, de ne pas être soumis à la volonté d’un autre. C’est là le sens historique du terme, les hommes libres étant opposés, dans l’Antiquité, aux esclaves, soumis à la tutelle d’un maître. Cette liberté n’est pas absolue mais relative aux relations de pouvoir intersubjectives : le citoyen libre est soumis aux lois de la Cité, sa liberté signifie simplement qu’il n’est pas soumis à un autre citoyen, donc qu’une stricte égalité politique et juridique existe entre citoyen. La soumission à la collectivité vient au contraire garantir la liberté relativement aux individus. Ainsi, cette liberté est une autonomie : le fait de pouvoir déployer sa volonté propre, la loi collective constituant à la fois les limites et la condition d’existence de ce pouvoir1.

Scolie 3 : l'autonomie ne s'oppose pas à l'échange ni au collectif.

Ainsi, non seulement l’autonomie ne s’oppose pas à l’échange, mais au contraire, on peut légitimement soutenir qu’elle en est la condition, du moins la condition d’un réel échange, réciproque. L’on est en droit de penser, en effet, que le sens fondamental du terme échange doit être la réciprocité entre égaux et égales. A partir de là, seule l’autonomie des agents de l’échange permet cette égalité dans la réciprocité. L’échange est un don mutuel et non un transfert de propriété comme le paiement d’une marchandise sur un marché capitaliste. De même, les pratiques collectives permettent bien souvent aux individus d’augmenter leur autonomie (voir sur ce point les secondes scolies des points 5 et 10 et la scolie du point 8).

  • Pierre Dardot & Christian Laval, Commun

 

2. Je ralentis. Je prend le temps de cuisiner, de flâner, de ne rien faire, de manger ou boire mon thé sans regarder en même temps une vidéo sur le web…

Scolie 1 : La société de consommation associée au productivisme est un certain écosystème désirant.

L’économie de la consommation de masse s’est constituée par l’instauration d’un milieu (publicité, rue commerçantes, centres commerciaux, imaginaire de la puissance de la technique, etc. lequel structure un régime désirant. En l’occurrence celui-ci consiste dans l’exacerbation de pulsions, à la fois éphémères, les plus nombreuses possibles et juxtaposées les unes aux autres. A cela pourrait être opposé la construction de désirs longs, structurés à partir de la liaison d’une multiplicité, riches et peu nombreux. Si l’on veut agir sur ce régime désirant, c’est-à-dire sur la manière dont les désirs surgissent en nous, leur rythme, leur structuration ou leur temporalité par exemple, nous devons d’abord agir sur la structuration du milieu qui les suscite. Par exemple le fait de ne pas avoir de télévision et d’installer un bloqueur de pub sur son navigateur internet épargne de manière quasi totale le visionnage de publicités. Maîtriser la manière dont nous achetons est une autre tâche, loin d’être évidente à l’époque de la facilité d’achat qu’offre les grandes plateformes numériques comme Amazon. Notre temporalité, notre rythme de vie, joue sur ce plan un rôle important. Sortir de l’orgie productiviste de l’économie actuelle, cause directe du volume colossal des destructions environnementales de notre époque, c’est acheter moins et cela passe à la fois par un ralentissement de son régime désirant et par l’autoproduction de pratiques et d’objets, activité qui demande du temps. Il faut donc prendre le temps de cuisiner plutôt que d’acheter du prêt-à-manger au supermarché du coin.

 

3. J’oriente mon régime de consommation suivant une rationalité économique de la décroissance.

Par exemple, il s’agira de grouper ses achats internet plutôt que de les étaler. En effet, mieux vaut être livré une fois par mois que trois fois par semaine, c’est économiser de l’énergie. Mieux, grouper ses achats avec ses amis par exemple permet de diminuer d’autant plus la dépense énergétique des livraisons. Ce peut être, en voiture, faire ses courses le moins souvent possible, donc passer sur une économie de stock et non en flux tendu. De la même manière, pour les entreprises : le stock est a privilégier sur le flux tendu ; tout le contraire de l’économie actuelle…

Scolie 1 : la décroissance est une rationalité économique, non pas simplement une constatation globale de l'évolution du volume d'échange.

De la même manière, la croissance économique actuelle est d’abord le résultat d’une rationalité économique fondée sur l’augmentation de la quantité. Le principe de croissance est indéfini dans ses objets : on cherche à augmenter tant sa richesse, que le nombre des objets que nous achetons, que le nombre de ses voyages ou encore de ses partenaires sexuels. C’est en cela qu’il se dévoile comme un principe de rationalité, non pas comme un fait économique. La décroissance ne peut signifier que l’inversion de ce principe. Ce qui sera désormais le principe de nos actions doit être la diminution des quantités, ce qui ne signifie pas la réduction à l’unité. Il s’agit non pas d’atteindre un minimum absolue mais de diriger l’action vers une autre finalité. La finalité devient la qualité ou l’intensité et non pas la quantité, or, parce que nous vivons dans un monde monde fini dans lequel le temps n’échappe pas à ce caractère de finitude, parce que qualité comme intensité sont des processus non instantanés mais graduels, qui augmentent justement avec leur durée (bien que non de manière infinie), l’augmentation illimitée de la quantité est toujours contraire à l’augmentation de la qualité ou de l’intensité.

 

4. Créer des ateliers collectifs autogérés.

Un atelier de menuiserie par exemple, où chacun·e pourra venir construire ses meubles en disposant des outils achetés collectivement. Ou encore un atelier de poterie, de faïence ou que sais-je !

Scolie 1 : l'eau s'engouffre dans les voies ouvertes et n'emprunte pas les chemins fermés.

Ainsi, rien ne sert de pleurer sur le fait « qu’il n’y a que x % des agriculteurs en bio » aujourd’hui, la première question à se poser doit-être : les y autres pourcents ont-ils seulement la possibilité de le faire ? Si elle n’existe pas, avant tout chose il faut l’amener à être. Or faire exister une telle possibilité demande de prendre en compte tous les aspects de son être, notamment existentiels et sociaux.

Scolie 2 : nous devons créer dès maintenant des structures collectives qui ouvrent des possibles concrets pour les personnes non encore engagées dans une vie « écologique » non capitaliste.

Transformer le social ne passe pas simplement par la parole, l’imaginaire et le symbolique. Il ne suffit pas de convaincre les gens « qu’il faut que ça change », ni même susciter en eux le désir d’un certain mode de vie. Encore faut-il qu’ils en aient la possibilité concrète, immédiate et pratique ! C’est très largement cette possibilité qui fait défaut aujourd’hui et c’est l’une des faiblesses majeures de la « lutte sociale » écologiste et plus largement de la gauche historique des dernières décennies. La réciproque est vraie : il ne suffit pas que la possibilité existe pour que les gens s’y engouffrent, encore faut-il qu’ils en aient le désir, qu’ils soient portés par un imaginaires, qu’ils y trouvent un sens existentiel, etc.

Scolie 3 : l'augmentation de l'autonomie des personnes doit être l'un des principes essentiel d'une politique écologiste émancipatrice.

L’autonomie se confondant avec la liberté politique, une politique émancipatrice ne peut que viser l’augmentation de l’autonomie des personnes. Je pense par ailleurs que, malgré l’importance du vivant dans son ensemble, une politique écologiste se doit d’être émancipatrice et ne doit pas sacrifier l’autonomie des humains à la protection de l’autonomie des non-humains. Au contraire, je pense que le mouvement qui mène à l’émancipation des humains est parallèle et lié au mouvement émancipateur du vivant dans son ensemble. On ne peut abolir la domination sur un seul plan : les trois dominations, celle de l’homme sur la nature, de l’homme sur la femme et de l’homme sur l’homme sont liées, non seulement car ce sont les hommes qui l’exercent historiquement dans nos sociétés hiérarchisées mais aussi parce que le geste comme les affects de la domination sont les mêmes. « Dominer » est en soi un rapport aux êtres tout à fait particulier, qui s’oppose à l’égalité et l’autonomie de l’autre, à la prise en compte de l’altérité. Ce schème, cet habitus, structure toujours l’ensemble de nos rapports aux êtres, pas seulement les rapports genrés, sociaux ou interspécifiques, comme s’il était possible de circonscrire un tel ethos (et hexis !) à l’une de ces sphères.

Scolie 4 : la décroissance passe par la collectivisation des outils qui ne sont pas d'utilisation quotidienne ou récurrente.

Il ne s’agit pas d’être dogmatique bien sûr : il serait absurde de collectiviser les balais ou les poêles. Il s’agit plutôt, dans le cas présent, de collectiviser des moyens de production qui sont à la fois d’usage rare et d’un prix le plus souvent trop élevé pour un particulier. Ainsi, le collectif devient non pas une puissance d’aliénation pour ses membres mais au contraire une puissance d’empowerment pourrait-on dire, qui leur permet de gagner en autonomie. C’es aussi le covoiturage, mieux, posséder une voiture à plusieurs…

  • Ivan Illich, La Convivialité
  • Theodor Adorno & Max Horkheimer, La Dialectique de la Raison
  • Émilie Hache, Reclaim : Recueil de textes écoféministes

 

A.A.

 

Articles connexes

Si vous souhaitez poursuivre les réflexions amenées dans ce texte, tout en suivant votre chemin propre, je vous invite à écrire un article « connexe ». Ce sera l'occasion d'entamer un dialogue soutenu et fécond, et d'ainsi constituer une ligne de réflexion commune, cheminant dès lors de textes en textes.

Articles réponses

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  1. Il existe trois voire quatre termes qui peuvent exprimer la liberté en grec ancien, le substantif comme l’adjectif « libre ». Ἐλεύθερος (eleutheros) et les termes apparentés (le substantif « liberté » existe) font référence à la condition des citoyens libres. Ἐξουσία (substantif exousia) signifie la liberté au sens de « pouvoir de faire quelque chose », pouvoir comme soit faculté ou capacité soit comme pouvoir politique, on l’applique aux magistrats par exemple. Αὐτογνώμων, rare, signifie l’autonomie de jugement (γνώμων). Enfin on utilise dans certains cas, comme lorsqu’on parle d’une Cité par exemple, le terme αὐτόνομος. On voit donc que seul ἐξουσία pourrait être interpréter au sens moderne que nous donnons à la liberté de « pouvoir faire ce que je veux ». Pour préciser le sens du terme grec, dans son contexte, il n’est d’autre choix que d’aller lire les occurrences dans les textes sources, pour saisir à chaque fois le sens donné au terme. Or on se rend compte que d’une part la notion de « volonté » n’intervient pas dans le sens grec, mais que le terme n’est pas entièrement émancipé de son sens politique, puisqu’il est employé à propos des magistrats, des libertés civiques, de l’abus de pouvoir aussi. Voir le Bailly ou https://lsj.gr/wiki/ἐξουσία.

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