Assigner les personnes à leur position sociale est toujours une erreur qui conduit à renier d’une part leur singularité et d’autre part leur volonté. Tous les bourgeois ne soutiennent pas le capitalisme, pas plus que tous les hommes ne sont les propagateurs du patriarcat. Et pourtant – c’est là une subtilité – tous les hommes hétérosexuels, du fait de leur position sociale, sont « dominants » et impliqués de fait dans la domination patriarcale. Cela ne signifie pas qu’ils aient, dans chacune des interactions particulières qu’ils auront avec des femmes, forcément l’ascendance ; cela ne signifie pas qu’ils ne peuvent qu’être agresseurs et jamais victimes ; cela ne signifie pas que leur simple présence exercera toujours une violence/domination sur les femmes, quel que soit la relation considérée. Je ne crois pas qu’il faille entrer, en tant qu’homme hétérosexuel, dans une dynamique de culpabilité diffuse, qui reviendrait à se charger personnellement des fautes de l’histoire. Je ne suis en rien responsable, pas plus que n’importe quel homme de notre époque, de la domination patriarcale. Toutefois deux choix s’offre à moi, comme à tout homme dans notre société : reproduire cette construction ou bien briser le cycle de la domination en entreprenant d’une part un travail sur moi et d’autre part une reconstruction de la façon de vivre mes relations avec les femmes. Cette volonté suffit à faire de moi un homme féministe et pourtant, cela ne change en rien ma position sociale de dominant et ne m’ «absout » nullement de cette place privilégiée et des conséquences qu’elle continue à exercer sur mes relations. Il ne suffit pas de vouloir ne plus exercer une domination pour, dans les faits, cesser de la reproduire. Cela ne fait pas de moi un irrécupérable agresseur, qui devrait vivre dans une auto-humiliation permanente et une culpabilisation constante. Nous ne sommes pas coupables des habitus sociaux qui nous ont façonnés, pour autant, nous sommes responsables de nos actes, même commis involontairement.
Pour comprendre comment cette position en apparence paradoxale est possible, il faut s’intéresser dans le détail au fonctionnement de la domination qu’exercent les hommes sur les femmes et pour commencer, il faut comprendre qu’ils ne « l’exercent » pas forcément. Une domination sociale comme celle du patriarcat se compose, en pratique, d’un ensemble habitus intériorisés. Une habitus est une « habitude », un comportement, une gestuelle, une expression qui est devenue « naturelle » pour nous, partie de notre « personnalité », réaction automatique et inconsciente dans certaines situations. Par exemple, un·e professeur·e d’université prendra, alors qu’il·elle commence son cours, un certain « ton » de voix : habitus universitaire, qui se distingue du ton qu’il·elle adoptera en retrouvant ses ancien·ne·s ami·e·s le soir… La façon de marcher de tel ou telle, qui sera différente selon les pays ou les milieux sociaux par exemple, est un autre exemple d’habitus sociaux. Dans un certain sens, tout notre être ou presque est constitué d’habitus : c’est cela qui constitue, aux yeux des autres, notre personnalité. La façon de nous tenir, de parler, de faire telle ou telle chose nous singularise aux yeux des autres, mais il faut remarquer deux choses. D’une part ces habitus sont relativement constant, ce qui opère d’ailleurs une nécessaire continuité dans notre personnalité : on ne passe pas son temps à changer d’attitude du jour au lendemain, au contraire, certains des traits qui nous caractérisent peuvent ne pas changer en toute une vie (« ah ce vieux sourire narquois ! Tu n’a pas changé·e en 20 ans ! »). D’autre part, ces habitus ne sont pas tous purement singuliers et bien heureusement ! Comment pourrions-nous nous comprendre et interagir les un·e·s avec les autres dans une relative fluidité, si nous avions chacun·e des manières complètement différentes de nous exprimer, une gestuelle à chaque fois singulière, des comportements qui seraient complètement inconnus des autres ? On peut considérer les sociétés – le « social » comme dimension de l’existence – comme des machines à créer de l’homogénéité. La vie sociale harmonise les habitus des individus qui interagissent entre eux et cela explique l’existence de « cultures » propres aux collectifs sociaux. Les différents collectifs auxquels nous appartenons se superposent et s’ajoutent, il est ainsi toujours erroné de vouloir réduire les personnes à une seule de leur dimension et à la culture d’un seul des collectifs sociaux auquel elles appartiennent. Par exemple, une femme-bourgeoise-parisienne-blanche-artiste se « composera » à la fois d’habitus bourgeois – mais pas de tous les habitus qui naviguent dans le milieu bourgeois, milieu hétérogène comme tous les milieux sociaux – à la fois d’habitus de femmes, d’habitus de parisien·e, d’habitus propre à son ethnicité (qui seront différents de ceux d’une malgache par exemple) mais aussi d’habitus hérités du milieu artistique qu’elle fréquente…et de bien d’autres habitus qui lui seront propre, qui viendront de sa famille, des personnes qu’elle aura rencontrées, admirées, etc. Il faut ainsi concevoir le social comme une réserve d’habitus, qui se transmettent par le réseau des relations particulières et les espaces ainsi que les milieux que l’on traverse dans notre vie. Les milieux sociaux sont comparables à des « mares », chacune ayant sa propre « faune » d’habitus. Dans la mare de la classe moyenne parisienne, on trouve des espèces d’habitus endémiques, mais aussi des habitus que l’on retrouve ailleurs. Et parmi tous ces habitus qui nous entourent, portés par les milieux qui nous baignent et que nous traversons, nous en attrapons quelques uns qui viennent se greffer au tas d’habitus agglomérés que nous sommes déjà… Nous « incorporons » certains de ces habitus, à la faveur de nos expériences singulières. Le problème, c’est que les habitus sont coriaces : il est souvent facile de les attraper, tout particulièrement lorsqu’ils saturent les milieux dans lesquels nous évoluons ; il est en revanche très difficile de s’en défaire, car ils deviennent inconscient et partie intégrante de nous-mêmes. Cela est néanmoins possible, à la faveur le plus souvent d’autres habitus et parfois, simplement d’une réflexivité qui nous permet de nous objectiver nous-mêmes et de prendre de la distance entre certains de nos comportements et d’autres dimensions de nous-mêmes.
Mais je me dois de revenir à mon propos. Je disais donc que la domination patriarcale ne s’exerce pas nécessairement par l’exercice actif des hommes. Prenons un exemple pour mettre en lumière un « processus-type » de cet exercice « sans agent » du pouvoir. Le patriarcat se traduit dans les faits par un ensemble d’habitus intériorisés par les hommes comme les femmes. Ces habitus produisant l’asymétrie responsable de la « domination » des hommes sont en grande partie contenus dans les genres patriarcaux, autrement dit la masculinité et la féminité telles que normées par notre société patriarcale. Par exemple, imaginons que les femmes soient habituées à se rendre disponible aux hommes sexuellement et à adopter, dans la relation de séduction, une attitude passive recevant le désir masculin pour, ou non, y donner suite. Imaginons qu’en retour, les hommes aient pour habitus le fait d’exprimer leur désir et leur amour à grand renfort de volubilité dans l’attitude de séduction, cherchant à susciter par cela le désir de l’aimée. Cela donne Roméo et Juliette. Une belle histoire d’amour patriarcale… Mais voilà que les mœurs évoluent et Roméo prend conscience qu’il n’a jamais écouté les désirs de Juliette. Il change donc d’attitude, il tempère ses ardeurs et reste dans l’attente, à l’écoute des désirs de Juliette. Oui mais voilà, il ne suffit pas de parler pour changer les habitus et Juliette, elle, reste dans l’attente du désir de Roméo et n’exprime pas pour autant le sien. Elle est encore opprimée, en quelque sorte intérieurement par ses propres habitus, lesquels se déclenchent dès qu’elle se retrouve dans une relation avec un homme. Le fait même que Roméo soit homme déclenche dans la psyché de Juliette, lorsqu’elle se retrouve face à lui, une attitude genrée intériorisée : le comportement que moi, en tant que femme, doit adopter face à un homme… Cet exemple un peu neuneu tente de mettre en lumière le fait que, être homme, cela « déclenche » en retour des comportements de la part des femmes et inversement. Ainsi, il ne suffit pas de ne pas agir activement à la domination pour être dominant. Et nous arrivons à ce point du raisonnement au concept de position sociale. Une position sociale est un lieu qui n’existe pas « en nous », mais dans « le social », autrement dit, à travers les représentations sociales des autres. Ce sont ces représentations collectives – car elles résident dans la psyché de nombreuses personnes qui se renforcent mutuellement, c’est le propre des faits sociaux – qui « fixent » les positions sociales, en connectant à ces représentations un ensemble d’habitus. Lorsque je rentre dans un bar, l’ensemble des personnes présentes vont se comporter en fonction de mon apparence : en l’occurrence, me voyant comme un homme, elles me traiteront comme tel, c’est-à-dire qu’elles « déclencheront » un ensemble d’habitus correspondant à l’attitude socialement prescrite envers les hommes. C’est une chaîne : une représentation (on me voit comme un homme) déclenche des habitus (ensemble de comportements fonction de la représentation) qui à leur tour entérinent la représentation. Je parle là de représentation, mais il ne faudrait pas s’y limiter : des habitus inconscients ou purement gestuels peuvent eux-aussi appeler en retour d’autres habitus. Prenons un exemple vécu : dans mon restaurant, des clients très virilistes arrivent et voient mon verni à ongle – représentation. De cette apparence, ils me catégorisent (homme gay ou efféminé…) et enclenchent une certaine attitude (des habitus particuliers), en l’occurrence du dénigrement et de la moquerie se voulant humiliante. Mais voilà que je leur réponds sur un ton très masculin, très assuré, maîtrisant l’argot et les « codes » qui correspondent à leur façon de s’exprimer entre eux (entre hommes). En réponse à mon attitude, les voilà qui changent finalement la leur ; mon habitus déclenchent chez eux de nouveaux habitus (ils se disent finalement que « je suis un mec », un peu bizarre mais sympa, et ils adaptent leurs comportements en fonction). De leur part, le déclenchement des habitus est inconscient, de ma part en revanche, il est tout à fait actif et conscient, bien que l’hexis que je met en œuvre soit intériorisée (un peu comme quand on joue du piano, on joue consciemment mais la gestuelle des mains est inconsciente).
Ce que j’essaie de montrer dans ce texte, c’est qu’une domination sociale s’accomplit essentiellement par le social justement et non nécessairement par nous-mêmes. Comment les hommes pourraient opprimer les femmes sans le soutien de la société toute entière ? La domination patriarcale est une construction sociale et historique, qui repose dans l’intériorisation collective d’une ensemble de représentations, d’un imaginaire et d’habitus, par les femmes comme les hommes. Quand bien même individuellement un homme décide de changer ses habitus et de se comporter afin de ne pas activement exercer son pouvoir de dominant, il garde la même position sociale dominante dans l’imaginaire des personnes qu’il rencontre. Il arrive qu’elles continuent de se comporter envers lui comme on se comporte envers un homme, suivant les représentations patriarcales qu’elles ont intériorisées. Or c’est déjà en cela que s’exerce la domination patriarcale, par la reproduction des habitus attachés à la position de dominée. J’ai pu observer très concrètement ce fait dans certains témoignages que j’ai pu lire. Il arrive souvent par exemple que des femmes, souvent jeunes, n’osent pas « dire non » à leur partenaires masculins, sans même que ceux-ci se soient montrés intimidants. Ce n’est là rien que la reproduction d’habitus qui se déclenche en réponse de la position dominante de l’homme et l’entérine dans cette relation de domination. Ce n’est sans doute pas les hommes qui doivent agir seuls pour « aider » les femmes. En revanche, je crois qu’il est important d’avoir conscience de sa position et, en tant qu’homme, faire simplement attention à ce que l’on peut parfois déclencher autour de soi. C’est une attention qui doit être redoublée au sein des dimensions du désir et des plaisirs du corps, deux dimensions encore peu délivrées de l’emprise des représentations patriarcales, deux dimensions si intimes qu’elles peuvent souvent paraître comme en dehors des questions de domination, ce qui n’est assurément pas le cas…
Pour terminer, j’aimerai conclure sur ce que je crois être une attitude juste pour les dominant·e·s, quels qu’ils soient, envers les groupes sociaux qu’il·elle·s dominent. Je crois qu’il ne faut pas se charger personnellement de la culpabilité attachée aux dominations systémiques : les dominant·e·s non pas à se flageller, pour la raison double que cela ne sert à rien et n’apporte de bien ni à eux-mêmes ni aux dominé·e·s. Une attitude juste est en revanche une attitude engagée, prenant acte de la domination qui les traversent et qu’il·elle·s exercent même malgré eux. D’une part il s’agit d’agir activement contre l’exercice de la domination dès que l’occasion se présente, par exemple en ne restant pas passif·ve lorsqu’on assiste à des comportements sexistes, homophobes, racistes, etc. D’autre part il s’agit de se considérer responsable non seulement de ses actes conscient mais aussi de la domination que nous (dominant·e·s) pouvons exercer inconsciemment, par le fait même d’être « nous-mêmes ». Il s’agit donc non de se considérer coupable consubstantiellement, mais plutôt de se considérer responsable de tous les effets que peuvent déclencher notre position sociale et de ressentir horreur et honte aux blessures que consciemment ou inconsciemment nous infligeons aux groupes dominés. Attitude lucide et mesurée donc, qui repose sur un positionnement actif, une volonté claire contre la domination que nous portons avec horreur attachée à notre être social…
A.A.
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