La critique du capitalisme est depuis longtemps entamé, mais elle n’a jamais eu pour cœur la problématique écologique, poursuivant la ligne marxienne prenant pour point de départ la condition prolétaire. La critique de l’exploitation du vivant a suivit une voie parallèle, s’articulant autour des modes de consommation, de la pollution et de l’usage des milieux naturels, à partir du constat de la destruction des écosystèmes. Je crois qu’aujourd’hui, une fusion de ces deux lignes s’opère, à grande vitesse, face à l’urgence et à l’ampleur de l’Anthropocène, que j’utiliserai toujours dans son sens le plus négatif : l’ère d’une destruction sans pareille, similaire aux grandes époques de déséquilibres écologiques de l’histoire de la Terre, les extinctions massives. Les périodes de crise ont cet avantage de révéler les faits que nous choisissons habituellement de ne pas voir : à tirer les fils des problèmes, on finit toujours par mettre à jour ce qui ne peut être caché éternellement. L’épuisement des rhétoriques défendant l’indépendance de ces deux problématiques, prêchant la possibilité d’une union heureuse entre l’économie et l’écologie découvre, sous ses mirages et ses belles paroles, la réalité crue : il n’y a pas plus de « développement durable » que de « finance verte ». Partout, la logique capitaliste s’oppose à celle de la préservation des écosystèmes et dans les esprits, l’identité du capitalisme et de l’Anthropocène commence à être pensée. De façon très récente, dans les médias, dans les rapports technocratiques les plus officiels comme les travaux de nombreux·ses intellectuel·les, l’idée se fait jour que l’on ne pourra pas se sortir de l’Anthropocène destructeur sans transformer radicalement la structuration économique et sociale de nos sociétés (voir ci-dessous la rubrique “Pour aller plus loin”).
Par identité, il faut entendre le sens le plus total du terme : la thèse est simple, le capitalisme et la destruction actuelle de l’environnement sont une seule et même chose. De fait, il est indéniable que le capitalisme est, dans son histoire, intimement lié à l’industrie et, bien que l’homme n’a pas attendu le XIXe pour détruire des écosystèmes, c’est avec le capitalisme industriel que la destruction de la planète a pris une ampleur nouvelle dépassant la résilience des écosystèmes naturels et opérant un saut qualitatif qui permet de qualifier l’Anthropocène. Peut-on par suite identifier « l’essence » du capitalisme comme impliquant la destruction des écosystèmes? N’y-a-t-il pas eu, avant le capitalisme, des destructions écologiques d’ampleur dues à l’activité humaine? Je me garderais pour ma part d’avancer sur ces points des conclusions hâtives. Toutefois, je crois qu’il est impossible, au stade actuel de compréhension de la situation actuelle de la planète, de nier le lien fort, intrinsèque, du capitalisme et de l’Anthropocène. Deux objections principales peuvent être avancées contre cette problématisation d’un seul tenant, auxquelles je répondrai brièvement dans cette introduction.
Il est possible d’avancer que ce n’est pas le capitalisme, comme système économique, qui serait directement responsable de l’Anthropocène mais la production industrielle. Celle-ci peut être structurée sous d’autres modèles économiques que le capitalisme, comme l’U.R.S.S en fût l’exemple, n’épargnant nullement plus les écosystèmes naturels que l’Occident capitaliste… Certes. En opérant cette scission conceptuelle, on s’avère plus précis dans la description des causalités et on ne s’empêche pas de critiquer le capitalisme, qui peut être simplement un facteur aggravant mais non essentiel des destructions résultant des productions industrielles. On laisse aussi la possibilité d’un capitalisme vertueux, qui, reposant sur une production non-industrielle, pourrait ne plus prendre part à l’Anthropocène. Une autre objection consiste à dire que ce n’est ni le capitalisme ni la production industrielle qui, dans leurs « essences », sont les causes des destructions actuelles mais simplement un ensemble de comportements et de choix contingents, qui ont été fait par le passé du fait de notre ignorance de leurs conséquences néfastes. Dans cette optique, nous pouvons ne rien changer de notre mode de vie comme de notre organisation sociales ; il suffit de changer nos pratiques : manger bio, rouler en électrique, construire des éoliennes, etc. C’est l’option choisie par les dirigeants actuels de nos pays, par le pouvoir économique et les grandes entreprises, ainsi que par un part encore importante des populations, attachées à la préservation de leur confort technique et de leur mode de consommation.
La première objection, différenciant l’organisation économique de la structuration de la production, reste une abstraction. Dans les faits, il n’est pas possible de séparer le capitalisme de la production industrielle : historiquement, les deux phénomènes sont conjoints et techniquement, il semble difficile d’imaginer un capitalisme en dehors d’un mode de production industriel. Tout dépends de ce que l’on appelle « capitalisme » bien sûr, mais si l’on désigne par ce terme le système économique actuel dans l’entièreté de ses composantes, la production industrielle est au moins une conséquence inévitable. Le capitalisme est une organisation économique animée par deux tendances fondamentales : la concentration de la production et la recherche de maximisation du profit. C’est deux tendances aboutissent très logiquement au phénomène d’accumulation du capital, identifié depuis longtemps comme l’une des composantes les plus essentielles du capitalisme. On voit mal comment dans ces conditions, une société capitaliste pourrait par exemple s’en tenir à une production artisanale, reposant sur de micro-entités économiques, comme les artisans ou les coopératives locales : du moment que l’accumulation du capital est possible, les agents économiques, dont la croissance est inégale, vont se retrouver à s’étendre, concentrant dès lors la production et menant celle-ci à une organisation industrielle dès lors que les possibilités techniques le permettent. Les agents qui réalisent plus de profit que les autres ne tardent pas en effet à posséder plus de pouvoir et donc le pouvoir d’absorber leurs concurrents, de là d’accroître leur part de marché et ainsi de suite. Or, le seul moyen de continuer cette expansion et l’accumulation qui en résulte tout comme la rend possible est d’organiser la production de façon industrielle. L’industrie n’est que l’organisation rationnelle de la production en vue de la plus grande productivité techniquement possible. Sa naissance est intimement liée à la logique fondamentale du capitalisme, logique symétrique et jumelle, puisqu’elle consiste elle en l’organisation rationnelle de l’économie en vue de la plus grande maximisation des profits. Tant conceptuellement que techniquement, il apparaît que capitalisme et industrie ne vont pas l’un sans l’autre.
Mais on peut toujours encore croire que seules certaines pratiques spécifiques sont responsables des destructions environnementales et que l’on peut mettre la production industrielle et l’économie capitaliste au service de la défense de l’environnement. Nous produirons des usines d’énergies renouvelables, des usines de bagnoles électriques, nous ferons bien attention à tout recycler et à ne relâcher aucune pollution dans les écosystèmes – et par dessus le marché, nous produirons du bio à échelle industrielle…grâce aux tracteurs électriques, aux OGMs et que sais-je encore… Les esprits sensibles perçoivent – à l’écoute d’un tel discours – un malaise sous-jacent : il serait donc si simple de résoudre le défi de l’Anthropocène? Comment un système responsable de toute cette destruction pourrait aussi être celui qui la guérira? C’est un peu comme demander à un tortionnaire de faire la psychanalyse de sa victime… Il semble évident, malgré les possibilités théoriques que l’on puissent imaginer, que les réponses à toutes ces questions seront négatives : non, le capitalisme industriel ne sera jamais écologique. Pourquoi une telle impossibilité? Tout d’abord, toute l’expérience semble l’indiquer. Une analyse empirique sommaire suffit à montrer que, jusqu’à présent, le capitalisme a été incapable d’engager les sociétés vers une harmonie de nos activités et du vivant. Nous pouvons depuis longtemps réduire de façon considérable nos impacts sur l’environnement, pourtant, nous n’en faisons rien et les marchés économiques ne semblent pas pressés de mettre cette priorité à l’ordre du jour. Plus, il faut bien comprendre que la majeure partie des destructions environnementales résultent de la destruction des écosystèmes naturels, non du réchauffement climatique ou de la production industrielle. La première cause est tout simplement l’extension des zones d’activités humaines, agriculture, routes, zones commerciales, centres de production… Or, ces zones sont aujourd’hui conçue suivant un « paradigme techniciste » résolument hostile à l’environnement. Des exemples logiques très simple peuvent mettre en évidence ce phénomène. Prenons les routes : quels sont leurs dégâts environnementaux principaux? Qu’elles soient en asphalte avec de la peinture blanche chimique comme signalisation? Non bien sûr, les routes, même en terre, seraient déjà un problème, du moment qu’un trafic continu de voitures les parcourent. Leur principale conséquence est tout simplement de découper les écosystèmes et d’obstruer les chemins de déplacement des créatures vivantes. Que les voitures soient au gazole ou électriques ne changerait rien à l’impact négatif du système routier actuel. Prenons un autre exemple : l’agriculture. Chimique ou bio, l’impact de monocultures industrielles restent négatif pour l’environnement. Le bio est « mieux », bien sûr, il n’en reste pas moins que si l’on déforeste l’Amazonie pour produire du soja bio afin de faire des steaks végans pour occidental·e pourrie-gâté·e, la destruction serait quasi similaire à celle de l’agriculture industrielle actuelle. Un autre exemple : les éoliennes. C’est mieux que des centrales à charbon bien sûr, mais si l’on commence à en installer partout, l’impact environnemental sera tout aussi désastreux. Or, que fait une entreprise capitaliste cherchant à maximiser son profit? Elle va tenter d’étendre toujours plus son marché, cherchera la plus grande rentabilité et donc, à installer des champs d’éoliennes toujours plus grands, toujours plus productifs, toujours plus destructeurs pour l’environnement. On ne s’en sort pas, on le voit bien dans tous ces exemples potentiels. Pourquoi? La raison est fondamentale : elle réside dans la divergence de buts et de critères de l’action entre l’économie capitaliste et une économie écologique. L’économie capitaliste pose comme buts l’enrichissement et la croissance économique, comme critères, la rentabilité et la productivité. Or, une économie écologique pose comme but l’intégration maximale du circuit économique avec les écosystèmes naturels, dans une harmonie souhaitée et pour cela, ne peut que rechercher un état stationnaire, une stabilisation des activités humaines et notamment de l’exploitation des « ressources ». Les critères que pose une économie écologique sont la minimisation des impacts environnementaux et l’efficience de la production (et non la productivité). L’efficience de la production signifie tout simplement le meilleur rendement énergétique, le moins de perte et de gaspillage possible, la plus grande durabilité des produits, bref, le cycle. Le cycle, c’est évidemment l’opposé de la ligne de la croissance économique, fuite vers l’infinie. La minimisation des impacts environnementaux ne peut que rentrer en conflit avec les exigences de rentabilité. Par définition, on peut toujours faire plus rentable au dépend de l’environnement : on peut agrandir son champs de blé pour produire plus, on peut construire deux éoliennes dans un village au lieu d’une seule pour dégager du profit, on peut faire plus d’argent en relâchant les gaz toxiques de son usine dans l’environnement plutôt qu’en installant un système de filtre coûteux, etc. On voit bien que c’est toute l’orientation des activités humaines qu’il faut repenser dans nos sociétés, si l’on veut construire un monde d’harmonie entre le vivant et l’humain, entre les écosystèmes et les activités humaines.
Pour aller plus loin:
Dans les médias, une revue de presse sommaire de journaux pourtant peu politisés est saisissante :
De nombreux ouvrages récents montre l’importance qu’a prise cette question, dont je présente ici un échantillon :
- Ian Angus, Le capitalisme fossile et la crise du système terrestre, 2018
- Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Gauthier Chapelle, Une autre fin du monde est possible, 2018
- Isabelle Delannoy, L'économie symbiotique, 2017
- Naomi Klein, Tout peut changer, 2015
- John Bellamy Foster, Brett Clark, Richard York, The ecological rift, 2011
- Hervé Kempf, Pour sauver la planète, sortez du capitalisme, 2009
- Paul Hawken, L'écologie de marché ou l'économie quand tout le monde gagne, 1997