Lorsque l’on parcourt du regard le mouvement écologiste contemporain, que l’on enchaîne les conférences, les rencontres et autres colloques, ou que l’on examine livres, programmes, revues, l’on ne peut que constater la dominance d’un sentiment d’impuissance, habitant toutes et tous, mais aussi la relative faiblesse de la conception concrète, cohérente et étendue d’un monde écologique viable et fonctionnel. Nous désirons confusément un monde dont nous peinons à dessiner les linéaments, dans leur détail quotidien, et par cela, assurément, notre capacité de persuasion se trouve limitée. Le sentiment voire la croyance en notre propre faiblesse, bien évidemment, ne vient pas renforcer ce message déjà difficilement porté. Aussi retrouve-t-on encore majoritairement, parmi les discours écologistes, une critique de la société contemporaine ou bien la prophétie d’un futur catastrophique. Assurément ces discours sont nécessaires, toutefois, pour que leur fécondité se révèle pleinement, il serait bon sans aucun doute de renforcer ceux-ci du dessin concret d’un monde et donc d’un mode de vie désirable. Cette constitution d’un message positif, c’est-à-dire chargé de la conception concrète d’une alternative, passe par un double mouvement : la constitution d’un imaginaire destiné à susciter les désirs d’une part et d’autre part l’articulation de propositions politiques et techniques démontrant la réalisation concrète de ce monde promis. Ce double mouvement est d’ores et déjà en route. La dimension de l’imaginaire est de plus en plus prise en compte dans la pensée écologiste, comme dans celle d’autres mouvements sociaux d’émancipation. L’articulation de propositions concrètes quant au fonctionnement d’une société écologique, en revanche, pose toujours autant problème. Non pas que les propositions manquent ; au contraire, elles abondent ! On trouvera pléthore de rapports d’ingénieurs, de programmes politiques ou d’initiatives individuelles écologistes, depuis déjà des décennies. Mais justement, n’est-on pas aller trop vite dans les détails et la formulation de solutions particulières, sans s’être interrogé sur les grands principes structurant un monde écologiste ? Ne s’est-on pas compliqué inutilement un problème en réalité d’une simplicité désarmante ? Ce texte se propose la mise en perspective de cette articulation entre sentiment d’impuissance et faiblesse de proposition. Il se propose d’y répondre. Non pas, donc, de s’étaler en analyses et en explications. Le constat est grossier, mais de ce découpage vague du problème, j’espère pouvoir arriver plus vite à « la partie intéressante » du processus de pensée, celle de la structuration d’une pensée positive. Dans mon propos, « positif » désigne toute pensée « pleine », posée pour elle-même, affirmative d’un contenu propre, en opposition à « négatif », qui désigne toute pensée simplement critique, ou tout simplement analysant ou glosant sur le contenu d’une autre.
Les écologistes d’aujourd’hui ont mille bonnes raisons de se sentir impuissant·e·s. Le rejet de CO2 dans l’atmosphère n’a jamais été aussi haut et il ne cesse d’augmenter, la dégradation de la biodiversité ou encore la déforestation sont en hausses accélérées, etc. On peut prendre tout les indicateurs que l’on veut, le constat est le même : le train fou non seulement ne dévie pas de sa trajectoire, mais il accélère constamment. 50 ans de mobilisation – si l’on prend comme références les années 70 comme début de la vague écologique contemporaine – n’ont pas suffit pour inverser la tendance, cela est indéniable. Et alors ? Vous croyez quoi ? Arrêter des processus séculaires en une génération ? Le capitalisme à peine triomphe et vous voudriez qu’il n’ait même pas le temps de contempler cinq minute le résultat de ses efforts de deux siècles ? L’on se plaint beaucoup que le capitalisme semble d’airain face à nos protestations : nous avons beau manifester, faire des films montrant son horreur, des livres critiquant ses moindres rouages, aujourd’hui des vidéos YouTube, des soirées-concerts ! Rien n’y fait, ça bouge pas d’un pouce ! Parce que vous pensiez qu’avec des pétitions – voire même, des insurrections ! – l’organisation toute entière de nos sociétés et le réseau mondial des flux économiques allaient docilement se transformer pour correspondre à nos idéaux ? Et se transformer en quoi, d’abord ? Ce seraient aux capitalistes d’imaginer l’organisation d’un monde écologique ? Pire, ce serait à eux de le faire ? ! Mais qu’elle exigence ! N’est-ce pas là plutôt pousser à l’extrême le syndrome du « consommateur-roi » ? Je gueule et vous faites, bande de cons de politiques/multinationales/paysans ! Oui parce qu’il est hors de question, bien sûr, que moi, petit·e bourgeois·e lettré·e, j’aille mettre les mains dans la terre ! Devenir commerçant·e ? Ne m’insultez pas ! Artisan·e ? Vous n’y pensez pas ! Alors bien sûr, c’est là un tableau un petit peu trop méchant. Il y a plein de gens qui « font ». De la Confédération paysanne à l’économie sociale et solidaire, en passant par le renouvellement timide de l’artisanat, on ne compte pas les initiatives, personnelles ou collectives, toujours locales. Le problème vient plutôt d’une relative compartimentation de « ceux et celles qui pensent » et « celles et ceux qui font ». Les un·e·s, urbains, consommatrices, éventuellement « politiques » ou même « technocrates » (ingénieur·e·s, commissions scientifiques, etc.) voient les autres comme dérisoires. Ces dernier·ère·s, la « tête dans le guidon », s’énervent bien légitimement de ce mépris et peuvent être tenté·e·s de rejeter le verbiage pas toujours inintéressant des premier·ère·s. Impuissance de faire d’un côté, déficit de savoir de l’autre, pourrait-on dire, en polarisant à l’excès cette dichotomie. Tous ou presque, surtout, laissent de côté « l’économie », entendu ici au sens de l’infrastructure socio-technique assurant la reproduction des conditions matérielles d’existence des populations de nos sociétés, de nous-mêmes écologistes par ailleurs ! Et c’est là, au fond, la poursuite de l’erreur capitale de la tradition marxiste, que faisait remarquer déjà en son temps Kropotkine : « aller au socialisme par la révolution politique est de l’utopie pure, comme nous le montre l’histoire entière, parce que les changements politiques sont la conséquence de la force des changements économiques, et non le contraire »1. Avec le vieil anarchiste, je pense que c’est dans un même mouvement, d’un même geste, qu’il faut réaliser la transformation politique, économique et culturelle de notre monde. Construire un « monde », voilà notre tâche. Et celle-ci ne peut pas être réalisée en séparant les dimensions de la vie, de manière partielle et fragmentée. Mais cela ne signifie pas qu’il faille la réaliser d’un seul coup, à partir d’un pouvoir central ayant prise sur des infrastructures nationales ou même mondiales ! Bien au contraire, il faut agir « par la base », à partir de l’existence concrète de la vie humaine, seul moyen d’engager dans un même mouvement l’ensemble des dimensions de celle-ci. La totalité doit être pensée comme existentielle, et la mondialité des infrastructures économiques, sociales et techniques comme un résultat. Bien sûr, ces grandes structures à leur tour façonnent les individus tout autant qu’elles sont façonnées à partir de leurs actes : structurant-structuré, c’est le double mouvement de l’habitus bourdieusien.
L’écologie est une problématique qui possède la capacité de constituer l’axe sur lequel reconfigurer le monde dans son entier. Là réside sa puissance incommensurable. C’est un potentiel et non une conséquence inéluctable. Il suffirait en effet, pour résoudre les problèmes écologiques actuels, de revenir en arrière : retourner au niveau technologique du XVIIIe siècle, avant la machine à vapeur, serait la solution la plus directe à la crise actuelle. Pas d’industrie, pas d’écocide et encore moins de réchauffement climatique. Un tel demi-tour, au-delà du fait qu’il paraisse désespérément indésirable pour la plupart des humains, ne demanderait aucune création, aucune imagination. Tout serait déjà là, nous n’aurions qu’à retrouver le passé. De ce fait, un tel projet manquerait profondément de puissance. Il ne demanderait pas la refonte totale de nos sociétés, mais simplement la restructuration des systèmes techniques et économiques actuels jusqu’au retour à la structuration passée de ces mêmes systèmes. L’écologie peut être bien plus que cela. En s’obligeant à prendre en compte les pensées émancipatrices des deux derniers siècles, en comprenant les liens sous-jacents qui tissent une toile plus large que simplement celle des problèmes écologiques immédiats actuels, l’écologie descend vers les racines. Elle en vient à comprendre ses soubassements existentiels, ses implications concernant le système de valeur de la société, l’imaginaire, l’esthétique, les régimes de désirs. Toutes ces dimensions sont plus fondamentales que le niveau de la technique, plus encore, que celui de l’économie. Car ce sont ces niveaux qui fixent la valeur des choses, prémisse nécessaire à toute économie, le prestige social, fondement de la hiérarchisation sociale, mais aussi la rationalité qui oriente l’évaluation de l’efficacité des techniques. Pourquoi l’or est-il plus cher qu’une plume de Paradisier ? Pourquoi être riche paraît-il plus honorable qu’être paysan ? Pourquoi la voiture est considérée plus efficace que la marche à pied ? Toute ces évaluations demandent des critères qui ne sont donnés ni par l’économie, ni par le corps social, ni par les systèmes techniques. Si l’écologie en restait à ces dimensions superficielles, elles ne pourrait qu’être prise dans les difficiles combats politiques qui font l’histoire. Si en revanche, elle traverse jusqu’aux profondeurs de la vie humaine, elle appartiendra à ces grands courants qui font l’être humain. Elle deviendra un changement pouvant être qualifié d’anthropologique, en opposition à un devenir seulement « historique ». Elle sera la reconfiguration d’un nouveau monde. Un monde est tout d’abord un système de valeur. Sa première application est existentielle : qu’est-ce que « vivre » ? Qu’est-ce qui donne la valeur à la vie humaine ? Où réside la valeur des choses ? Voilà des questions que beaucoup se posent individuellement au moins une fois dans leur vie. Lorsque c’est une société tout entière qui en vient à se les poser, puis à y répondre d’une manière toute nouvelle, les humains qui naîtront dans une telle société ne seront plus semblables à leurs ancêtres. La « nature humaine » s’en voit modifiée. Le mouvement écologiste n’est pas le seul mouvement capable d’une telle portée. Il en est de même du féminisme, qui non seulement peut toucher toute l’humanité car la question des rapports entre les genres et les sexes se pose partout, mais surtout, appelle à reconfigurer profondément tant l’identité des personnes que les régimes désirant et par là, à peu près toutes les représentations sociales. Ni l’anticapitalisme ni le décolonialisme ne peuvent atteindre de tels niveau de généralité, ce qui ne signifie en rien qu’ils soient moins importants. Pour le dire autrement, les représentations que l’on a de son identité ethnique, nationale ou raciale sont moins fondamentales que l’identité du genre, mais encore que son rapport à l’ensemble des êtres vivants. Quant à l’imaginaire social et politique anticapitaliste, le marxisme a bien montré qu’il pouvait être finalement peu différent de l’imaginaire capitaliste : productivisme,vision de la technique comme essentiellement émancipatrice, primat de l’intellectuel sur le pratique, etc.
Que peut être un tel « monde écologiste », un monde tourné vers le vivant ? C’est à cette question que j’ai envie de répondre maintenant, non de manière déterminée, mais par le dégagement de grands principes pouvant se poser comme directeurs d’une pluralité de réflexions politiques. Il y a en effet deux manières de réaliser une unité : soit par réduction, soit par continuité. La réduction ramène tout à une et une seule identité, elle est toujours dogmatique et dominatrice. La continuité se contente d’assurer une intelligibilité entre une multiplicité irréductible, la mise en lien d’une pluralité de coexistences. C’est, je le pense, ainsi que l’écologie doit assurer son unité de devenir, si elle veut gagner en force et s’allier avec les autres mouvements d’émancipation qui animent notre époque. À être trop précis, on divise. Mieux vaut s’entendre sur de grands principes qui fixent un cadre, une perspective commune, pouvant ensuite s’individuer en une pluralité de particularités. Ce sont ces principes qui donnent le sens et ce dernier qui permet de déduire les premiers. Aussi faut-il partir du sens, qui ne peut être au départ qu’une affirmation arbitraire. L’écologie pose son sens premier comme l’attention portée aux êtres vivants non-humains. Fondamentalement, l’écologie est l’amour de ces êtres vivants, que les écologistes souhaitent préserver tout d’abord dans leur existence en tant qu’espèce, ensuite dans leur présence en tant qu’écosystèmes. L’écologie souhaite un monde qui ne soit pas entièrement recouvert d’espaces industrialisés : champs de monoculture ou espaces bétonnés. Les écologistes veulent un monde dans lequel non seulement l’ensemble des espèces mais l’ensemble des biotopes actuellement existant seront préservés dans leur existence. Plus encore, souhaitent que tout être humain ait accès à un environnement peuplé d’une multitude d’êtres vivants non humains : c’est là une exigence esthétique. Vouloir vivre entouré·e d’arbres, de prés fleuris et de rivières libres dans leurs lits plutôt que de routes asphaltées, de lotissements ou de parking est au fond l’essence de l’écologie : son désir premier. Sur ce désir, à partir de cette première fixation, elle prend sens. Le sens débute là où une situation n’est plus parfaitement indéterminée, une direction se fait jour, une structuration. Pour charger maintenant l’écologie d’un « contenu », pour réaliser dans le réel et le futur des sociétés humaines ce désir existentiel et esthétique, nous devons déployer la logique du sens, plus exactement, ses implications nécessaires si, à partir de la structuration du réel de notre époque, nous voulons parvenir à ce but. En cela, la tâche première et évidente de l’écologie est simple : stopper la croissance de la production industrielle. Cette production est en effet l’unique cause directe de l’ensemble des destructions environnementales actuelles. Elle n’est bien sûr pas toujours la cause finale, mais elle est toujours la cause efficiente. On ne peut pas exterminer une espèce d’insecte avec des arcs et des flèches, mais on le peut éventuellement grâce à des milliers de tonnes de produits chimiques ou encore de béton et, plus sûrement, avec un brutal réchauffement climatique mondial. La seule pollution des eaux existant avant l’ère industrielle était la pollution aux métaux lourds provenant des mines, éventuellement peut-être des pollutions aux nitrates très localisées. Bien évidemment, pas de réchauffement climatique anthropique sans combustion du carbone fossile, exploitation nécessitant les technologies industrielles. Il est vrai qu’il est possible de déforester à main humaine, c’est là la seule exception à ce principe selon lequel l’industrie constitue le problème de l’écologie. Elle est de taille et ne doit pas être négligée. Je reviendrai sur ce point par la suite.
Qu’est-ce que « l’industrie » ? C’est un mode de production qui se donne comme critère essentiel la maximisation de la productivité relativement au temps, au travail ou à l’argent investi, c’est-à-dire la maximisation du nombre d’unités produites en un temps donné (car le travail comme l’argent sont du temps). L’industrie n’a qu’une seule vocation : produire en masse. La production industrielle est un productivisme et donc un extractivisme, car l’intensité de l’extraction des ressources terrestres suit naturellement le volume de la production. C’est cette unique caractéristique qui différencie l’industrie de l’artisanat et qui justifie la construction d’usines plutôt que d’ateliers. L’usine permet, comparativement, de produire plus par unité de travail et plus fondamentalement, de temps, que l’artisanat. Pas nécessairement, en revanche, relativement à la quantité d’énergie ou de matière impliquée dans le processus de production. Mais ces deux dernières grandeurs ne sont pas prises en compte dans les évaluations actuelles : en effet, l’industrie étant capitaliste, l’économie y dirige la production, or, pour l’économie, l’énergie et la matière sont gratuites. On ne paie, en définitive, que le travail humain et les rentes des capitalistes. Lorsqu’on l’on paie l’électricité, on ne paie pas les électrons bien évidemment, mais seulement les entreprises qui ont construit les infrastructures et les entretiennent ou bien les rentes des capitalistes détenteurs de celles-ci. De fait, le coût de l’énergie et des matières premières est aujourd’hui encore, malgré la raréfaction réelle des ressources, absolument dérisoire. L’industrie, en concentrant et en mécanisant la production, diminue la quantité d’énergie absolue nécessaire à la production d’un bien, le problème est que cette énergie, au lieu d’être écologique car fournit par la force humaine et animale, devient polluante car elle utilise des ressources fossiles, en l’état des connaissances scientifiques actuelles. Peut-être un jour trouveront nous le moyen de produire des gigawatt d’électricité à partir de la photosynthèse organique… mais ce jour paraît très utopique pour l’instant. En attendant, l’industrie, augmentant de matière absolument colossale la production, augmente en rapport la quantité d’énergie, dont la consommation mondiale a été multipliée par plus de 30 en moins d’un siècle jusqu’à aujourd’hui. Les économies d’échelle ne compensent pas l’accroissement de consommation énergétique de la construction des infrastructures, des machines et surtout, des transports2. Pire, le capitalisme implique une croissance continue du capital et donc de la production. Le capitalisme et la production industrielle se confondent sur ce point, lorsqu’on comprend que leur union se situe sur le terrain de la rationalité. La rationalité économique du capitalisme et la rationalité technique de l’industrie sont en réalité similaires : elles cherchent à maximiser. Maximiser le rendement du capital pour l’un, la productivité pour l’autre. C’est véritablement l’économique, toutefois, qui pilote la tendance globale, puisque au fond, seul la structure économique du capitalisme demande nécessairement une croissance de la production. Rien ne nous empêche, « techniquement », de diminuer le volume global de la production, bien que cela demande – certes – une action d’ensemble sur tout le système, ce qui est difficile, mais pas impossible, si l’on part de la demande finale en remontant la chaîne de production. Quoiqu’il en soit, la rationalité de l’industrie comme celle du capitalisme est maximisatrice, si bien d’ailleurs que capitalisme et industrie peuvent être considérés, sous un certain point de vue, comme un même phénomène historique.
Qu’est-ce donc que l’écologie ? Elle ne peut être qu’une rationalité alternative. Quel sera son principe ? Le but de l’écologie étant de favoriser le vivant sous toutes ses formes, elle se doit de le détruire le moins possible, très logiquement. Autrement dit, la rationalité de l’écologie cherche à minimiser l’impact écologique de l’humanité, en valeur absolue et non simplement par unité de production. Or il se trouve que, à l’état actuel de notre savoir scientifique et technologique, les matières ainsi que l’énergie que nous utilisons et consommons produisent des dégâts écologiques. Une mine, qu’elle qu’elle soit, même exploitée à la force humaine, produit un dégât écologique, ne serait-ce par la destruction localisée de l’écosystème du site. Un champ en céréale en monoculture occupe la place de ce qui aurait été un écosystème bien plus riche en biodiversité. Une éolienne de taille industrielle demande, pour être construite, divers métaux qui ne sont pas tombés du ciel. Et cetera. Autrement dit, l’écologie cherchant à minimiser l’impact des sociétés humaines, elle cherche donc à minimiser la quantité de matière et d’énergie utilisée pour la production, en valeur absolue, et donc, en conséquence, de minimiser cette production (la productivité relativement à l’énergie et la matière ne pouvant être augmentée à l’infinie). Néanmoins, minimiser la production n’est pas un but en soi, c’est bien l’impact écologique qui est la cible. Ce point est important, puisque nous allons le voir, toute production n’est pas nécessairement dommageable à l’environnement. L’écologie cherche toujours, concernant les choix techniques, l’efficience : mais non pas celle mettant en rapport la quantité de travail humain et la quantité de biens produits, ou bien la quantité de capital investit pour une production donnée, mais la quantité d’énergie et de matière mobilisée pour l’assouvissement d’un besoin donné. Toutefois, encore une fois j’insiste, l’écologie est plus large que ce critère d’efficience, puisque son but n’est pas relatif mais absolu : il est de supprimer l’impact écocidaire des populations humaines sur la planète. Il ne servirait à rien d’augmenter l’efficience énergétique de la production si cette dernière continue de croître tendanciellement, la baisse relative étant compensée en volume pour aboutir à une hausse absolue. C’est bien ce volume absolu qui est la cible de l’écologie.
La réduction de l’impact écologique peut dès lors se réaliser suivant trois méthodes : la première par la suppression pure et simple d’un type de production ou d’activité, la seconde par le remplacement des technologies nécessaire à une pratique donnée, la troisième par le critère d’efficience écologique présenté à l’instant. On voit donc que l’efficience est utile, mais seulement pour un tiers des efforts. Qu’est-ce qui guide le choix de l’une de ces trois voies ? C’est là d’une part la critère de rationalité principal, la minimisation de l’impact écologique global, et d’autre part une éthique, absolument nécessaire, je vais le montrer. En effet, si l’on s’en tient à l’application seule du critère de la rationalité écologique, la minimisation, le seul mode de vie acceptable écologiquement pour l’humanité est celui de chasseur-cueilleur. Seul ce mode de vie est parfaitement naturel, s’intégrant aux écosystèmes sans les perturber. Sur ce point, l’aspiration écologiste se heurtent à l’aspiration humaine d’émancipation Cette dernière peut être décrite comme à la fois le désir des êtres humains de sortir des cycles de vie naturels (diminuer par exemple la mortalité infantile, vivre dans un certain confort, etc.), mais, plus fondamentalement, le désir de créer un monde d’artefact. Le désir émancipateur est un désir artistique. C’est, au fond, ce que nous avons appelé en Occident la « civilisation », qui s’oppose justement au mode de vie chasseur-cueilleur considéré comme primitif. C’est assez injuste pour les chasseurs-cueilleurs, dont la culture ne manque pas d’avantages propres, néanmoins, c’est une tendance si lourde, si profonde, si ancienne, de nos sociétés, qu’il ne me semble pas raisonnable de venir la contester. Vouloir donc préserver notre mode de vie orienté vers l’anthropisation des espaces et la création d’artefacts implique un impact écologique non négligeable. Être écologiste dans un tel contexte devient une question de seuil, limite ne pouvant être fixée qu’arbitrairement et relativement à un choix. La question fondamentale pour nous aujourd’hui est la suivante : quel volume d’impact écologique sommes nous prêts à accepter. Cette question est esthétique car paysagère : quelles proportions de paysages sauvages et anthropisés souhaitons-nous pour nos territoires ? Elle est éthique : est-ce que telle pratique, tel confort, justifie la mort de tant d’êtres vivants ? Tout est une question de seuil. Là encore, globalement, la réponse est facile : le seuil global acceptable est le volume de régénération de la planète terre, localement ce sera la préservation des écosystèmes locaux. L’exploitation du vivant ne doit pas dépasser sa régénération pour qu’il perdure. De même l’exploitation d’une ressource, ce qui implique, sur le très long terme, qu’il faudra réduire l’extraction de ressources fossiles, tôt ou tard, à zéro. La question se complique lorsque l’on descend dans les détails et qu’il faut arbitrer entre la persistance des pratiques. Étant donné qu’il faut aujourd’hui réduire notre impact de façon considérable, on doit choisir « ce que l’on garde » des technologies actuelles ou non. Aucun critère rationnel ne peut répondre à cette question, puisque le critère de la rationalité écologiste commande de tout supprimer. Si l’on veut néanmoins garder certaines technologies, il faut arbitrer suivant une éthique, c’est-à-dire se poser la question de l’utilité réelle des techniques. Avons-nous besoin des avions ? En quoi utiliser des bateaux serait-il insupportable ? Avons-nous besoin des voitures ? Si oui, sur quel type de distance, pour quel type d’activité ? Et cetera. Toutes ces problématiques résultent de la conflictualité entre deux désirs contraires donnant sens à deux mouvements anthropologiques distincts : un désir d’émancipation considérant les techniques comme une augmentation de puissance et de possibles, et le désir de préserver malgré tout la beauté d’un monde vivant. L’écologie ne serait-elle, dès lors, que frustration ? Qu’une amputation de puissance ? Je vais montrer qu’il n’en est rien.
Nous sommes chanceux. Les possibilités qu’offre le vivant sont extraordinaires et dépassent de loin, sans doute, ce que nous imaginons aujourd’hui. L’industrie est tout entière dérivée des sciences physiques : elle n’utilise que les propriétés des matériaux inertes. Or il se trouve que ces technologies sont en grande partie substituables par des matériaux organiques ou même par des organismes vivants et des écosystèmes. Ce second axe de la réduction de l’impact écologique, parmi les trois présentés plus haut, promet non seulement la préservation d’un confort matériel mais, plus encore, une amélioration considérable de la qualité de la vie. Tout dépend, bien évidemment, de ce que l’on considère comme une « bonne vie » : on retombe là encore sur l’éthique. Mais je ne discuterai pas ces points ici ; je me contenterai de présenter concrètement les grands axes d’un système économique et technique écologiste. L’agriculture moderne est industrielle. Elle dépend toute entière des énergies fossiles et de la production industrielle, ne serait-ce que par l’utilisation de machines. Dans ce domaine, nous pouvons (et donc devons !) entièrement désindustrialiser la production, et ce, dès aujourd’hui. Toutes les techniques de cultures alternatives existent et sont fonctionnelles. Elle garantissent des rendements largement suffisants pour l’alimentation humaine, à condition d’avoir une alimentation équilibrée, c’est-à-dire avec peu de viande et pas trop non plus de céréales. Les céréales de l’agriculture de demain seront toutes cultivées en semi-direct, sans labour, sans pesticides, sans engrais de synthèse, éventuellement encore par la mécanisation, mais pas nécessairement puisqu’on peut utiliser la force animale. Cela demande l’abandon de la monoculture au profit de la culture plurispécifique, qui consiste à cultiver dans un même champ plusieurs espèces et variétés, afin de créer un écosystème viable. Cela demande aussi de fermer au maximum le cycle de fertilisation : il faut réemployer l’ensemble des déchets organiques produits le long de la chaîne de consommation. Déchets ménagers comme excréments humains doivent être compostés. En maraîchage, le système le plus viable est la permaculture en agroforesterie, n’utilisant que la force humaine. C’est le système à la fois le plus productif et le moins demandeur de fertilisation, autrement dit, le plus efficient écologiquement. Esthétiquement comme éthiquement, cette agriculture est infiniment plus belle que l’agriculture actuelle. Elle implique le retour du monde rural d’antan, vivant et peuplé, car elle nécessite un grand volume de main d’œuvre humaine et éventuellement animale. Ce sont d’autres paysages : au lieu de champs à pertes de vues, des bocages, au lieu de grands silos de béton, des greniers, des moulins et des granges… Cette réorganisation de la production agricole demande, dans nos pays industrialisés, un exode urbain massif. Toutefois, il n’est pas nécessaire de revenir à la population rurale de l’ancien régime, vu la haute productivité des systèmes agrobiologiques actuels. Si nous sommes encore très ignorants du fonctionnement des écosystèmes et du vivant en général, le peu de science biologique que nous avons accumulé depuis deux siècles nous permet aujourd’hui de maîtriser des systèmes de culture plus productif que l’agriculture passée. 20% d’agriculteurs suffirait sans doute à nourrir l’ensemble de la population. Bien évidemment, cette agriculture doit être destinée essentiellement à la consommation locale, afin de minimiser l’impact écologique des transports. C’est une agriculture de petits paysans vivants relativement en autonomie. On échange seulement les biens « de luxe » : épices, thé, vin, huile, fromage, etc. comme ce fut le cas pendant des millénaires dans toutes les civilisations, néanmoins selon des volumes raisonnables (toute la population mondiale ne peut pas boire du thé chinois !). Ces volumes sont définis non par un marché économique global, mais par l’écologie locale : autrement dit, on n’échange que les surplus. Le volume de la production est définie par l’écologie locale, non par la demande mondiale. Si la production maximale de thé écologiquement viable de la Chine est de tant, on ne produira pas une tonne de plus même si la demande augmente au point d’être prête à payer de l’or pour une tonne supplémentaire. L’économie est subordonnée à l’écologie.
Une telle économie n’est bien évidemment pas capitaliste. Le capitaliste se confond avec la croissance : la rationalité capitaliste est celle de la maximisation du profit. Le capitalisme ne peut pas subordonner la production à des buts non économiques, sans quoi il ne serait pas lui-même. Ce n’est pas pour rien que ses deux piliers sont la propriété privée et la libre circulation des biens et capitaux. Le capitaliste refuse qu’un pouvoir politique, fusse celui d’une communauté, vienne lui interdire de possibles profits. Si le marché lui offre un acheteur, il produira n’importe quoi tant que cela lui rapporte. Le monde écologiste est, pour un capitaliste, un gâchis formidable : il revient à s’asseoir littéralement sur un tas d’or (éventuellement noir) ! Les réserves actuelles de pétrole sont de deux fois celles qui furent brûlées par le passé. Nous avons donc le potentiel de tripler l’augmentation anthropique de CO2 atmosphérique, de quoi nous propulser au-delà de 4°C de réchauffement climatique. Bien évidemment, il ne faut pas qu’une telle chose se produise. Le but de l’écologie n’est donc pas d’attendre l’effondrement du capitalisme lorsque celui-ci aura épuisé toutes les ressources planétaires, mais bien de l’arrêter avant qu’une telle catastrophe se produise ! Il s’agit donc de laisser dans la terre des ressources, de renoncer, donc, à une masse monumentale de richesses monétaires. Une telle affirmation à de quoi rendre fou n’importe quel capitaliste. Pour le capitalisme, ce qui a de la valeur est l’argent. Ce ne sont ni les paysages, ni les humains, ni les fleurs des champs, ni l’air pur, ni rien de tout ce qui existe autre que l’argent et le mode de vie urbain qu’il permet. On peut monétiser toutes les autres choses, mais leurs valeurs ne seront jamais que fixées par des mécanismes économiques, en l’occurrence, de marché. Le capitalisme, on le voit bien, est d’abord un système de valeur, ensuite, une rationalité. Ce n’est qu’ensuite qu’il est un système technique et plus encore, économique. Une économie écologiste est simplement une économie domestique, suivant la terminologie de l’anthropologie économique de Marshall Sahlins3, c’est-à-dire la forme économique qui fût celle de l’ensemble des sociétés humaines pré-capitalistes. Les marchés sont locaux, les échanges commerciaux sur de longue distances concernent les surplus, la production vise à satisfaire des besoins sociaux et non l’inverse. C’est une économie de subsistance, dans lequel il existe toutefois des biens de luxes et des échanges. Par le passé, le luxe fut réservé à une élite. Il n’est pas impossible toutefois de le partager autrement, comme par exemple par la mise en commun. Dans un futur écologiste, le luxe sera le high-tech.
Concernant l’industrie agricole donc, le problème écologique est déjà résolu : il suffit de convertir l’ensemble de la production en agrobiologie et l’impact écologique de l’agriculture sera soutenable, du moment que la population humaine ne croit pas à l’infini. Il faut noter qu’il peut même être positif : une exploitation en agroforesterie peut augmenter la biodiversité d’un territoire. On peut cultiver des milliers d’espèces, et construire ainsi des écosystèmes plus riches que les écosystèmes naturels d’une région. Il ne faut pas bien sûr chercher à remplacer les écosystèmes naturels, qui ont leur droit d’existence, même s’ils peuvent être plus pauvres que nos créations : la biodiversité n’est pas un but en soi ! Néanmoins, nous voyons là que l’action humaine n’est pas en soi dommageable à l’environnement. Les êtres humains peuvent non seulement vivre avec les autres vivants, mais aider ces derniers à mieux vivre. On peut construire de multiples niches de nidification pour les insectes dans son jardin plutôt que planter du gazon et appeler les pompiers dès qu’un frelon pointe le bout de son nez… Venons-en maintenant à l’industrie des biens manufacturés. Deux cas de figures se présentent : soit les pratiques peuvent être remplacées par l’artisanat et les low-techs, soit les artefacts nécessitent nécessairement une production industrielle, on peut alors parler de high-techs. La rationalité écologique commande de substituer aux pratiques les moins écologiques des pratiques plus efficientes écologiquement, dès qu’il est possible de le faire. Toutes les productions qui peuvent être réalisées artisanalement doivent l’être. C’est de retour des forgerons, des menuisiers, des cordonniers, des moulins à eau aussi… Tout les outils quotidiens ou presque peuvent être réalisés artisanalement : une poêle, un marteau, un meuble, etc. Reste certains outils comme une scie circulaire ou une tronçonneuse, un mixeur ou un aspirateur. Là, la question éthique se pose. De quoi ais-je vraiment besoin ? Ais-je besoin d’un mixeur électrique ? Ais-je vraiment besoin d’une tronçonneuse ? C’est aussi le domaine des low-techs : celles-ci se proposent de réaliser des pratiques de la manière la plus efficiente écologiquement possible, bien qu’elles utilisent malgré-tout des conceptions techniques sophistiquées et, éventuellement, l’électricité. Reste enfin le high-tech. Un ordinateur, un panneau solaire ou un avion ne peuvent pas être réalisés autrement que par l’industrie lourde, fortement polluante. Il faut réduire autant qu’il est acceptable, éthiquement, de le faire, cette production industrielle résiduelle. C’est aussi le domaine dans lequel doit être « confinée » l’industrie. Alors que sous l’empire capitaliste l’industrie a investie toutes les productions, jusqu’à la production agricole, qui n’avaient pourtant pas besoin de sa force, nous devons réserver l’industrie à ce qu’elle est la seule à pouvoir produire, c’est-à-dire des machines sophistiquées et des transformations de matière demandant des procédés complexes et énergivores. La question d’abandonner tel ou tel type de production industrielle relève ensuite d’un pur choix éthique, à partir du moment où le volume global de production industrielle est soutenable écologiquement. Or, il est fort probable que ce soit le cas. La planète comme le vivant ne sont pas des systèmes fragiles. Au contraire, ils sont d’une résilience impressionnante. Ils sont aujourd’hui déséquilibrés à cause de l’exploitation humaine, mais il faut mesurer l’intensité de celle-ci pour s’étonner de la formidable résistance de la vie. Ce n’est pas quelques usines ni quelques mines résiduelles qui déséquilibreront le système terre. Évidemment, lorsqu’on extrait chaque année 2 milliards de tonnes de minerais de fer, 40 milliards de tonnes de sable marin, 6 milliards de tonnes de charbon, que l’on brûle 100 millions de barils par jour de pétrole et que l’on déforeste 300 000 km2 à l’année, la planète ne suit plus… Ces quantités non seulement peuvent être considérablement réduites si l’on réduit l’industrie restante au high-tech, mais parfois complètement supprimées. C’est le cas de la déforestation : une bonne gestion forestière n’endommage pas une forêt si elle prélève une part moins importante que le renouvellement forestier. Aussi ma proposition, pragmatique, n’est pas de chercher à supprimer l’ensemble de l’industrie, mais à la réduire au maximum en la limitant à la production des biens utiles qui ne peuvent être produits autrement. Bien évidemment, la rationalité écologique ne cesse pas pour autant d’être à l’œuvre : le critère d’efficience écologique s’appliquera à l’industrie résiduelle. Il s’agira non plus de maximiser la production, mais d’optimiser l’efficiente énergétique et physique de la production, tout autant que d’ajuster le volume global de la production aux besoins et non l’inverse. Aussi, on cherchera naturellement à produire du matériel à la durée de vie la plus grande possible et qui soit autant qu’il est possible recyclable. Le recyclage demandant toutefois de grande quantité d’énergie, il n’est à utiliser qu’en dernier recours. Lui aussi doit être minimisé. Dans un monde écologiste, jeter ou détruire un bien manufacturé est un crime tant que celui-ci peut être réparé ou recyclé. Avant de conclure, notons que le secteur du bâtiment est lui aussi, comme l’agriculture, absolument convertible dans son intégralité à des pratiques écologistes. On peut construire entièrement avec des matériaux locaux et naturels comme on l’a fait pendant des millénaires, sans que notre confort en pâtisse et avec une efficience énergétique des plus excellente du moment que les bâtiments sont bien conçus. Là encore, on ne perd rien, on ne peut que gagner. Une maison en terre offre un confort tout simplement meilleurs qu’une bâtisse en béton. La diversité des matériaux naturels, terre, bois, pierre, permettent de varier suivant les endroits les esthétiques. Chaque matériau à ses avantages, tous peuvent atteindre la même efficience écologique, avec des contraintes architecturales spécifiques.
Si l’écologie fait appel nécessairement à une éthique, ce n’est pas seulement pour résoudre les tiraillements entre nos désirs contradictoires, mais aussi car elle doit avoir conscience que l’être humain n’a pas besoin de l’industrie pour endommager gravement des écosystèmes. La déforestation en Europe ou en Chine n’a pas débuté avec l’ère industrielle : elle posait déjà des problèmes écologiques considérables avant l’invention des machines. Les industrie artisanales pré-industrielles, forges, verreries, fabriques de céramique, fabriques de sel, de chaux, toutes utilisaient le charbon de bois, issu de la coupe des forêts. Leur impact est considérable et est essentiellement responsable de la déforestation importante durant le Moyen-Age européen4. Par ailleurs, il ne faut pas oublier, au Moyen-Age encore, l’acharnement contre les marais et les zones humides, asséchées avec zèle partout où il était possible techniquement de le faire. On peut penser aussi que dès la préhistoire, l’impact de la chasse humaine sur le grand gibier fut dommageable, même si la paléoanthropologie actuelle doute de plus en plus que la chasse humaine fut seule la cause de l’extinction de la mégafaune préhistorique5. Quoi qu’il en soit, certaines sociétés humaines n’ont pas attendues l’ère industrielle pour entrer en conflit avec le vivant. Là encore, une écologie qui ne focalise pas sur la grande industrie est plus écologique et plus conséquente dans sa pensée. Elle nous amène à nous interroger sur nos rapports au vivant, même lorsque ceux-ci ne sont pas écologiquement insoutenables. Une telle écologie implique une redéfinition complète des sociétés humaines : celles-ci, justement, ne doivent pas être regardées comme seulement « humaines », nous devons inclure parmi nous ou, mieux, nous inclure nous-mêmes, dans une société hybride dans laquelle chaque être vivant aura sa place. C’est là, véritablement, une utopie. Un jour, le lion ne dormira sans doute pas avec l’agneau, mais nous, humains, vivront avec les agneaux et les lions, dans une harmonie retrouvée…
À l’issu de mon propos, la problématique écologique s’avère, finalement, à la fois plus simple et plus complexe que souvent présentée. Elle est plus simple parce qu’au fond, nous savons ce que nous devons faire. Une pensée écologique cohérente et conséquente est capable aujourd’hui d’énoncer une rationalité qui découle de ses objectifs premiers, sans lesquels elle perdrait tout sens, et ce, de façon nécessaire. Elle est plus complexe car sa rationalité, trop drastique, entre en conflit avec des aspirations très profondément ancrées dans certaines sociétés. Dès lors, l’arbitrage entre ces deux flux, ces deux tendances historiques, ne peut qu’être effectué par des choix arbitraires. Nous sommes renvoyés, nous, humains, à nos responsabilités. Personne ne viendra choisir pour nous, ni Dieu, ni Nature ni Technique. À nous de nous interroger sur ce que nous voulons vraiment, sur ce à quoi nous tenons. Une réflexion éthique est donc incontournable pour la pensée écologiste. Il faut rappeler sur ce point que l’éthique n’a rien à voir avec la morale : l’objectif de l’éthique n’est pas d’affirmer dogmatiquement que telle ou telle pratiques soit bonne ou mauvaise, qu’il est bien ou mal de faire ceci ou cela, mais de s’interroger sur la vie que nous avons envie de mener, sur ce qu’est, pour nous, une vie humaine accomplie. L’éthique est donc, en définitive, une esthétique. Qu’est-ce qu’une vie désirable ? Voilà une interrogation où il ne peut être question, là encore, qu’un autre choisisse pour nous. Nulle réponse « objective », mais la construction d’un désir propre, qui articule une sensibilité à un imaginaire esthétique.
Qui réalisera, en pratique, la construction de ce monde écologiste, son actualisation dans la matérialité du réel ? De fait, si nous (re)transformons l’agriculture industrielle en agriculture paysanne, il faudra bien des paysans et des paysannes. Si nous déplaçons la production de l’industrie à l’artisanat, ce seront bien des artisanes et artisans qui travaillerons dans les nouveaux ateliers. Le monde écologiste sera donc construit par des individus. Pourquoi aurait-on donc, dans ce cas, besoin de l’État ? Pour obliger des êtres humains à se faire paysans et artisans ? Pour garantir la protection de leur activité ? L’État pourrait, bien sûr, remplir ce rôle, du moins en partie. Mais il n’est bien évidemment nullement nécessaire ! Nul besoin d’obliger personne si une part importante de la population désire retourner à l’agriculture et à l’artisanat. Mieux, nul besoin de l’État pour protéger ces nouvelles activités : les collectifs humains peuvent le faire eux-mêmes. Il suffit, pour assurer la viabilité d’un atelier d’artisanat, de lui assurer une clientèle, autrement dit, un marché. De même pour la production paysanne. Il suffit donc que des « consommateurs » s’unissent pour soutenir cette nouvelle production et rencontrent des producteurs pour que cette transformation du monde ait lieu. L’État peut jouer un rôle, mais ce ne sera jamais qu’un rôle d’accompagnement. Quant aux entreprises capitalistes, elles tenteront, bien sûr, de capturer les appareils étatiques pour passer des lois entravant la transition écologique. Mais que peuvent-elles faire face à un mouvement social d’ampleur ? Rien, naturellement. On ne peu pas obliger indéfiniment des gens à vivre selon un mode de vie qu’ils refusent. On ne peut pas forcer les gens à manger des légumes traités aux pesticides, pas plus qu’on ne peut les obliger à prendre l’avion s’ils n’en ont pas l’envie… À condition, bien sûr, que les personnes soient autonomes par rapport au système capitaliste. Un urbain est aujourd’hui le plus souvent forcé d’acheter ses légumes au supermarché : il n’a pas le choix car l’offre suffisante n’existe pas. Regagner de l’autonomie par rapport au système capitaliste est donc une condition essentielle à la réussite d’un mouvement social écologiste qui transforme de lui-même la société sans attendre l’État. Cette autonomie passe par l’exode urbain, l’agriculture de subsistance, mais encore la lutte politique contre les lois qui entraveraient nos nouveaux modes de vie ou la désobéissance civile voire l’insurrection, lorsqu’il le faut.
A.A.
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Pierre Kropotkine, Œuvres, Paris : La Découverte, 2001, p. 247. ↩
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Par exemple, la production de fer dans les haut fourneau consomme aujourd’hui environ 5000 kWh ; elle demandait, dans les hauts fourneaux Chinois traditionnels du début du XXe siècle 3 tonnes de charbon de bois, des chiffres similaires aux bas fourneaux européen du XVIIIe, soit environ 20 000 kWh (Donald B. Wagner, *Science and Civilisation in China. Vol. 5. Chemistry and Chemical Technology. Part 11 : Ferrous Metallurgy*, Cambridge University Press, 2008, p. 335). L’efficience énergétique est multipliée par 4, mais les quantités produites d’un haut fourneau sont considérablement plus élevé. Lorsqu’un site de production chinois d’importance produisait 800 tonnes de fer par ans, un seul haut fourneau actuel produit de l’ordre de 2000 à 3 500 tonnes… par jour. Très naturellement, ce fer sera exporté sur une surface territoriale beaucoup plus importante, malgré l’augmentation considérable de la consommation de fer pour un territoire donné. Plus, ce transport du métal doit s’effectuer à une bien plus grande vitesse. L’utilisation d’une force mécanique pour le transport devient nécessaire. On ne transporte pas 700 000 tonnes de fer par ans sur des milliers de kilomètres à dos d’âne… Aussi, le système industriel est un système technique dans lequel tout les éléments de la production mais aussi de la distribution sont interdépendants. Les hauts fourneaux actuels ne peuvent pas être alimentés par du charbon de bois, car le volume de déforestation induit serait tout simplement terrifiant ; ils demandent par ailleurs des installations minières d’une productivité considérable. Ces installations ne peuvent plus extraire le minerais seulement à la force humaine, mais demande des machines consommatrices d’énergie. Par ailleurs, l’épuisement des ressources nous amène aujourd’hui à être obligés d’exploiter des gisements beaucoup plus pauvres en teneur de minerais. Lorsque la teneur en minerais de la roche augmente, la demande en consommation d’énergie augmente de manière considérable : lorsque la teneur moyenne d’aluminium dans la bauxite passe de 60% à 5%, l’énergie nécessaire pour produire une tonne de métal pur passe de 50 à 200 000 kWh. Il faut aussi penser à la consommation en eau qui, de même, explose, ce qui pose des problèmes écologiques considérables. ↩
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Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d'abondance : L'économie des sociétés primitives, Paris : Gallimard, 1976. ↩
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Sylvie Bépoix & Hervé Richard (dir.), La forêt au Moyen Âge, Paris : Les Belles Lettres, 2019. ↩
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Wroe, Stephen, Judith H. Field, Michael Archer, Donald K. Grayson, Gilbert J. Price, Julien Louys, J. Tyler Faith, Gregory E. Webb, Iain Davidson, et Scott D. Mooney. 2013. « Climate change frames debate over the extinction of megafauna in Sahul (Pleistocene Australia-New Guinea) »,Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 110 (22): 8777‑81. ↩